Deux articles, puis un seul, puis de nouveau deux. En quelques jours, la réforme constitutionnelle a changé de volume, et de nature. Au gré des valses-hésitations de l’exécutif, qui a hésité jusqu’à la veille du Conseil des ministres, mercredi, sur l’utilité de glisser dans le projet de loi constitutionnelle l’explosive extension de la déchéance de nationalité. Contrairement à ce que François Hollande a affirmé ces derniers jours à ses visiteurs, cette disposition, très combattue dans son camp, figure bien dans le texte qui sera débattu début février à l’Assemblée nationale. Outre l’inscription dans le marbre constitutionnel du régime de l’état d’urgence, il est donc question de modifier l’article 34 du texte de 1958 pour pouvoir déchoir de la nationalité tous les binationaux condamnés pour acte de terrorisme, y compris s’ils sont «nés Français». Retour sur sept jours de flottement qui ont conduit l’exécutif à ce spectaculaire revirement.

Petits fours

Mardi 15 décembre, Manuel Valls reçoit une vingtaine de journalistes dans l’un des salons de Matignon. L’avis du Conseil d’Etat vient de lui être transmis. Les magistrats, s’ils se disent «favorables» au projet de révision constitutionnelle, expliquent aussi que cette mesure pourrait être contradictoire avec l’histoire républicaine du pays et la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : «La nationalité française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne», rappellent-ils, et en priver quelqu’un «pourrait être regardé comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits». A l’exécutif de prendre ses responsabilités donc.
Devant la presse, entre deux plateaux de petits fours, le Premier ministre laisse entrevoir les premiers signes d’hésitation et appelle à «être très prudent». Valls et Hollande doivent trancher «dans les jours qui viennent»«Pour trois ou quatre terroristes, est-ce que ça vaut la peine ? Ça ne dissuade aucun terroriste de se faire sauter au Bataclan, réfléchit-il à voix haute, en grignotant les noix de cajou. Il faut regarder, il faut regarder…» D’autres responsables de la majorité semblent, dans la foulée, enclencher la marche arrière. Le patron des députés PS, Bruno Le Roux, estime que la disposition «soulève trop de débats annexes à la lutte contre le terrorisme» tandis qu’une ministre dit imaginer «l’effet déflagrateur que cela peut avoir dans notre camp» sans percevoir «d’effet sur la lutte contre le terrorisme». Vendredi, en fin d’après-midi, devant des visiteurs qu’il reçoit à l’Elysée, le chef de l’Etat est clair : il va renoncer à l’extension de la déchéance de la nationalité. Son entourage y voit désormais une«matière à risque» pour la majorité alors que les parlementaires socialistes sont nombreux à s’y opposer. Le Président dit aussi avoir été convaincu par le sociologue Patrick Weil, rencontré quelques jours auparavant. Ce dernier invoque le risque d’une nouvelle inégalité créée entre les binationaux et les «seuls» Français. L’exécutif a un temps songé à se rabattre sur une simple loi, mais a vite conclu, là encore, à l’impasse.
Hollande et Valls font passer la bonne nouvelle aux dirigeants écologistes, pour qui inscrire la déchéance dans la Constitution serait une «faute». Le premier leur affirme «clairement» que la mesure est «abandonné». Et le second, «catégorique» selon un visiteur, que le gouvernement «ne le fera pas». Pourtant, en deux jours, le vent va tourner. Ce lundi, comme tous les lundis, Hollande déjeune avec son Premier ministre. Selon leurs entourages, c’est à ce moment-là que l’inscription de la déchéance pour les binationaux dans la Constitution «est décidée». Pas question, soutient-on à Matignon, de renier la «parole présidentielle engagée» à Versailles. «Sinon, quelle est la valeur de la parole officielle ?» justifie-t-on dans l’entourage de Valls. Le couple exécutif, dit-on à l’Elysée, «confirme cette décision» dans la soirée pour la faire «formaliser» le lendemain par le secrétariat général du gouvernement.

«Bagarre»

Pour autant, quasiment personne au gouvernement, ni parmi les dirigeants de la majorité, n’a eu vent du changement de doctrine de Matignon et de l’Elysée. D’abord, lundi après-midi, Christiane Taubira (lire page 3), en visite officielle en Algérie depuis la veille, enregistre une interview radio pour la Chaîne 3… diffusée le mardi. La ministre de la Justice croit être encore dans la ligne quand elle déclare : «Le projet de révision constitutionnelle […] ne retient pas cette disposition.» Son entourage insiste : «Jusqu’à mardi soir, rien n’était ficelé.»
Le matin, selon un participant au traditionnel petit-déjeuner de la majorité, «la question de la déchéance n’était alors toujours pas réglée». Les grognards hollandais sont envoyés sur les matinales. Si le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, appelle à la prudence, Bruno Le Roux et l’avocat Jean-Pierre Mignard, intime de François Hollande, envisagent déjà une porte de sortie : une peine «d’indignité nationale» plutôt que la déchéance. «Ces gars-là ne montent pas au front comme ça si on ne les envoie pas», fait remarquer un ténor socialiste.
Seule voix discordante sur les ondes, Ségolène Royal vante une «bonne décision conforme» au droit. Selon plusieurs sources, la «bagarre» au sein de la majorité a bien duré toute la journée du mardi. Avec d’un côté, le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, reçu dans l’après-midi à l’Elysée, estimant que ce n’est «pas une loi de gauche» et de l’autre, des partisans, dont Valls, de la déchéance dans le projet de loi. «Il est possible que la position de Hollande ait pu être prise lundi, et que mardi elle ait évolué dans un sens… puis dans un autre», poursuit ce responsable PS.
Le Président reçoit, mardi vers 19 heures, un coup de fil de Gérard Larcher. Un appel prévu de longue date pour faire le point sur la mission que le président du Sénat vient d’effectuer en Iran et pour évoquer la réforme de la Constitution. Hollande lui glisse que la déchéance de nationalité figure dans le texte. «On voit que la presse est affirmative sur son abandon et le soir on entend Taubira, on s’étonne mais on ne peut pas imaginer que le Président nous la fasse à l’envers», résume un pilier de l’opposition. A gauche, ce mardi soir, en revanche, presque personne n’est au courant. Ces dernières semaines, en off, beaucoup de membres du gouvernement, y compris du premier cercle de Hollande, étaient mal à l’aise. L’un se montrait soulagé de savoir que le chef de l’Etat avait abandonné cette idée. Une autre expliquait être«bousculée» par le fait de «créer deux catégories de français».

Déplacer le problème

Le Conseil des ministres de mercredi est donc animé. A l’extérieur, le revirement commence à fuiter sur les réseaux sociaux. A la sortie, Manuel Valls, très calme, invoque, devant les journalistes, le rétablissement d’un principe d’égalité entre tous les binationaux et salue «la cohérence et la hauteur de vue» du chef de l’Etat : «Dans ces moments si particuliers, la parole publique compte plus que jamais, et plus particulièrement celle du chef de l’Etat.»
Mais alors pourquoi tant de changements de pied ? A l’Elysée, on campe sur un «on n’a pas changé d’avis». Un autre conseiller du Président préfère ranger l’épisode dans «les mystères de ce quinquennat et le charme de Hollande». Et confirme la volte-face au nom d’un choix très politique : «S’il ne faisait pas la déchéance de nationalité, il savait qu’il allait devoir affronter, de la part de la droite, la polémique sur la parole reniée. Là, il reste fidèle à sa parole et piège la droite. Ils étaient déterminés à tout faire pour priver le chef de l’Etat d’un succès au congrès.» Mais c’est déplacer le problème sur sa gauche : «On devait débuter l’année unis dans la bataille pour l’emploi, on sera désunis sur la déchéance, soupire un dirigeant socialiste. Les socialistes vont apparaître divisés l’année où c’est la droite qui devait l’être.»
soure Libé:Grégoire Biseau Laure Equy Lilian Alemagna