mardi 17 janvier 2012

Pourquoi Guantanamo n'est toujours pas fermé ?

Pourquoi Guantanamo n'est toujours pas fermé ?
LEMONDE.FR | 10.01.12 | 18h39 • Mis à jour le 11.01.12 | 15h08

En janvier 2009, Barack Obama annonce la fermeture de Guantanamo. Deux ans plus tard, il signera un décret entérinant l'existence de la prison.AP/Brennan Linsley

C'était l'un des symboles de l'ère Bush. Guantanamo est en passe de devenir celui des promesses non tenues de l'administration Obama. Pire qu'un héritage encombrant, une malédiction. Le 22 janvier 2009, au lendemain de son investiture, Barack Obama signe un décret décidant la fermeture du camp de la base navale de la baie de Guantanamo, à Cuba, dans un délai d'un an. Il gèle également pour 120 jours le fonctionnement des tribunaux militaires d'exception instaurés par son prédécesseur.
Deux ans plus tard, et près de dix ans ans après l'arrivée des premiers détenus en provenance d'Afghanistan, le camp Delta est toujours opérationnel, preuve persistante aux yeux du monde que les Etats-Unis ont tourné le dos au droit international et à la morale au nom de la guerre contre le terrorisme.



>> Le blog de Corine Lesnes : "Guantanamo, dix ans de trop "

Depuis son ouverture en janvier 2002, la prison a accueilli 779 détenus venus de 48 pays , dont 220 Afghans. La population carcérale s'est réduite au fil des ans pour atteindre aujourd'hui 171 hommes , un chiffre qui reste bloqué, faute d'endroit pour accueillir les 89 détenus considérés comme "libérables" par les autorités militaires et de solutions juridiques pour juger les autres.

L'idée d'en finir avec Guantanamo ne date pourtant pas de l'élection d'Obama. George W. Bush avait lui-même affiché à la fin de son mandat sa volonté de fermer la prison. Deux candidats à la primaire républicaine en 2008, John McCain et Ron Paul , s'étaient eux aussi prononcés en faveur de sa fermeture. Comment, sur une question qui dépasse les intérêts strictement partisans et alors que les Américains ont manifesté la volonté de tourner la page Bush, Barack Obama a-t-il échoué à tenir la plus symbolique de ses promesses de campagne ?

Le blocage du Congrès

Devant le camp VI de Guantanamo, le 23 octobre 2010.AFP/Virginie Montet
Le 20 mai 2009, quatre mois après l'investiture d'Obama, le Congrès, pourtant dominé par les démocrates, inflige un rare camouflet au nouveau président. Il empêche la fermeture de "Gitmo", comme l'appellent les Américains, en refusant de débloquer l'enveloppe de 80 millions de dollars prévue pour transférer les détenus.

La perspective de libérer les prisonniers et d'en voir certains relâchés aux Etats-Unis inquiète une partie de la majorité démocrate, qui y voit un véritable suicide électoral. Le directeur du FBI alimente ces craintes en déclarant que ses services ont des "inquiétudes concernant le fait que des individus qui pourraient soutenir le terrorisme soient aux Etats-Unis". Les républicains, eux, continuent de plaider , par posture idéologique autant que par calcul politique, le maintien de Guantanamo. Ils reprennent à leur compte les informations émanant du Pentagone selon lesquelles des dizaines de détenus déjà libérés auraient repris le combat.

Depuis, le Congrès s'oppose systématiquement à la fermeture de Guantanamo. En décembre 2010, les élus – droite et gauche confondues – ont voté une loi qui interdit le transfèrement sur le territoire des Etats-Unis de détenus de la prison. Le texte impose également que les suspects de terrorisme soient traduits devant des tribunaux militaires.

>> Lire : "Le Congrès américain refuse de financer la fermeture de Guantanamo"

Le retour des tribunaux d'exception

Le président américain a finalement accepté d'organiser à Guantanamo, devant un tribunal militaire, le procès du cerveau présumé des attentats du 11 septembre 2001, Khaled Cheikh Mohammed. "KSM" a subi la technique du "waterboarding" 183 fois.AFP
Lors de son arrivée à la Maison Blanche, Barack Obama avait annoncé la suspension des tribunaux d'exception instaurés par son prédécesseur et dit sa volonté de juger ceux qui doivent l'être devant des tribunaux fédéraux. Mais la situation est inextricable : arrestations abusives, détention illégale, manque de preuves, aveux obtenus sous la torture... nombre de détenus de Guantanamo ont été traités – souvent maltraités – en dehors du cadre légal : leurs déclarations ne sont tout simplement pas recevables devant un tribunal.

>> Wikileaks : "Enquêtes à charge à Guantanamo"

Le nouveau président ne fait qu'hériter des errements de l'ère Bush, mais le mal est fait. Son administration ne peut prendre le risque d'organiser des procès devant la justice fédérale à l'issue desquels les charges seraient abandonnées.

A moins de deux ans de l'élection présidentielle, Obama doit faire des concessions aux républicains : le 7 mars 2011, il signe un décret présidentiel prévoyant le maintien en prison pour une période indéfinie et sans procès de 47 détenus, jugés trop dangereux pour être libérés, mais contre lesquels la justice manque de preuves. Obama a trahi sa promesse électorale, mais il n'a pas cédé aux appels à institutionnaliser les incarcérations sans jugement : aucun nouveau suspect ne pourra être ajouté à cette liste.

Le décret prévoit également la reprise des procès devant des tribunaux militaires, moyennant quelques aménagements, notamment sur les aveux obtenus sous pression. Khalid cheikh Mohammed, cerveau des attentats du 11-Septembre, et quatre autres personnes accusées d'avoir participé à l'opération, seront ainsi jugés devant un tribunal militaire d'exception à Guantanamo.

Ces deux mesures reviennent à confirmer le rôle central joué par le centre de détention dans la politique américaine de lutte antiterroriste.

Cet ancien détenu ouïgour de Guantanamo a été renvoyé en Albanie, où il est devenu pizzaiolo. AFP/GENT SHKULLAKU
Outre ces 47 détenus, 36 sont poursuivis devant la justice et 89 sont considérés comme "libérables". Faute de pouvoir les transférer aux Etats-Unis, Washington n'a plus guère le choix : il faut les renvoyer dans leur pays d'origine ou trouver des pays tiers.

Les pays d'origine – essentiellement le Yémen, l'Arabie saoudite, le Pakistan et l'Afghanistan (voir l'infographie du New York Times) – sont rarement enthousiastes à l'idée de devoir accueillir des compatriotes soupçonnés d'une quelconque activité terroriste, quand bien même leur culpabilité n'aurait pas été prouvée. Washington doit alors s'engager dans de périlleuses négociations pour s'assurer que ces "brebis galeuses" ne seront pas exécutées à leur retour.

Les Etats-Unis ont ainsi refusé de renvoyer en Chine des prisonniers ouïgours, musulmans de la province occidentale du Xinjiang, dont l'administration a reconnu qu'ils sont incarcérés par erreur depuis 2004. Après avoir échoué à les envoyer en Virginie, où la communauté ouïgoure se proposait de les intégrer , et plusieurs fins de non recevoir , notamment de l'Allemagne, certains avaient trouvé refuge en Suisse, en Albanie ou à Palaos, en Micronésie. Cinq d'entre eux qui ont refusé leur nouvelle affectation sont toujours à Guantanamo. D'autres détenus ont été renvoyés vers la France, qui en a accueilli neuf, ou la Grande-Bretagne, quatorze. Malgré la volonté de certains alliés de Washington de l'aider à tourner la page Guantanamo, le défi diplomatique est de taille.

>> Wikileaks : "Quand Paris négociait avec Washington le sort de détenus de Guantanamo"

Un manque de leadership ?

Le drapeau américain devant le camp Delta, à Guantanamo.AFP/PAUL J. RICHARDS
La promesse de campagne d'Obama, concrétisée par son décret du 22 janvier 2009, s'est finalement transformée en leçon d'humilité. Mobilisé sur deux fronts – sa grande réforme de la santé et le redressement de l'économie touchée par la crise – le président américain voit ses efforts pour fermer Guantanamo consumés par des questions de politique intérieure.

Dans une longue enquête sur les raisons de cet échec, le Washington Post écrit que "les efforts de l'administration ont été sapés par des erreurs de calcul, une certaine confusion et beaucoup de timidité face à l'opposition croissante du Congrès". Le quotidien y voit la faille d'un président dont "la volonté de créer du compromis et la passivité permettent de temps à autres à ses opposants d'imposer leur propre agenda".

Plusieurs sénateurs, démocrates comme républicains, interrogés sous le couvert de l'anonymat par le Washington Post, soulignent un certain manque de leadership de la part du président sur ce dossier. Un des cinquante élus démocrates à avoir voté contre la fermeture de la prison s'étonne : "Ils ne nous ont pas mis la pression pour que nous approuvions le texte et que nous adoptions une position unie." Côté républicain, on souligne un certain amateurisme de la part de la Maison Blanche : "La seule chose que nous n'avons jamais pu comprendre , c'est qui était chargé du dossier", explique l'assistant d'un sénateur républicain lui-même favorable à la fermeture de la prison.

Les tentatives infructueuses d'Obama pour fermer la prison militaire reflètent plus globalement la difficulté que rencontre le pays à se dégager de l'héritage de l'appareil de sécurité dont George W. Bush l'a doté dans la foulée du 11-Septembre. "You broke it, you fix it" (celui qui casse doit réparer ), dit un dicton américain. Obama aura appris à ses dépens que ce qui est cassé ne se répare pas toujours.

Soren Seelow
source le monde