mardi 17 janvier 2012

au lendemain du départ du pays de l'ex-président Ben Ali

unis, janvier 2011: manipulations et luttes de clans provoquent la mort de dizaines de Tunisiens
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10 JANVIER 2012 | PAR PIERRE PUCHOT
Le 15 janvier 2011, au lendemain du départ du pays de l'ex-président Ben Ali, la tension est palpable dans les rues de Tunis. Plusieurs scènes d'affrontements entre la police et l'armée seront rapportées tout au long de la journée et les jours suivants. Mais davantage encore que ces affrontements, les Tunisiens craignent les snipers et miliciens, dont la télévision diffuse en boucle les images...

Ce jour-là, vers 14h, Ahmed Kriaa, 30 ans, quitte son domicile de La Marsa, à Tunis, pour se rendre au siège de son entreprise (MPSI, société de service après-vente), située au Kram. Comme chaque jour, il s'y rend à bord d'une voiture de la société, un véhicule de location. Sans le savoir encore, Ahmed Kriaa va devenir l'une des nombreuses victimes de la campagne de terreur organisée par le pouvoir encore en place.

Dans la matinée, Ahmed Kriaa a déjà été arrêté trois fois par l'armée, qui a contrôlé, sur la foi de rumeurs faisant état de snipers circulant à bord de voitures de location, les papiers du véhicule et le contenu du coffre, avant de le laisser repartir. Après avoir apporté à manger aux agents de sécurité de l'entreprise, Ahmed Kriaa remonte à bord du véhicule pour rentrer chez lui. «Je l'ai appelé peu avant trois heures, mais Ahmed ne répondait pas, raconte sa femme, Kmar Hamoudia Kriaa. Mon beau-père est allé le chercher à son entreprise. Lorsque je l'ai appelé pour lui demandé s'il avait retrouvé Ahmed, il m'a répondu qu'il avait certainement été arrêté par les militaires. Avec mon frère, nous nous sommes donc rendus sur place. »

Ce n'est qu'en retournant vers La Marsa, après des recherches infructueuses, que Kmar aperçoit au loin la voiture de son mari. Les soldats lui en interdisent l'accès. «Les militaires m'ont expliqué qu'il y avait quatre hommes armés dans cette voiture, dit-elle. Mais moi, je la reconnaissais parfaitement.» Sans nouvelles de son mari, Kmar Hamoudia Kriaa revient sur les lieux le lendemain matin, pour se rendre compte que la voiture est criblée de balles. Prise de panique, la famille fait le tour des hôpitaux, à la recherche du corps d'Ahmed, et questionne chaque militaire qu'elle rencontre pour savoir s'il est bel et bien en état d'arrestation. Puis Kmar a enfin la confirmation qu'il se trouve à la caserne militaire de l'Aouina, pour être interrogé. Nous sommes lundi matin.

Jeudi, la famille Kriaa est toujours sans nouvelles d'Ahmed... Le frère de Kmar finit par retrouver le corps d'Ahmed Kriaa à l'hôpital Charles Nicolle de Tunis. «Il a été tué le samedi 15, en revenant à la maison, explique sa femme. Mais les militaires lui avaient volé tous ses papiers. Ce n'est qu'après le relevé d'empreintes que l'hôpital a pu l'identifier. On a donc découvert le corps le 20.» Criblé de balles (le rapport d'autopsie évoque 25 impacts, principalement dans le dos), Ahmed Kriaa a été tué par les militaires, qui l'ont pris pour l'un des miliciens, l'un des snipers censés, selon les reportages télévisés, terroriser la population... Sa veuve réclame toujours justice.

Chargée d'enquête sur les événements pendant la révolution et jusqu'au 23 octobre 2011, une commission présidée par Taoufik Bouderbala doit rendre son rapport au président de la République samedi 14 janvier. Selon nos informations, elle s'apprête à annoncer que 255 personnes ont été tuées pendant et après la révolution.

Parmi ces victimes, près de 200 auraient été tuées après le départ de Ben Ali ! Beaucoup ont péri dans des circonstances mystérieuses au sein des prisons tunisiennes, dans les jours qui ont suivi la fuite de l'ancien président. D'autres encore, comme Ahmed, ont été tués en raison d'un climat de terreur conçu au plus haut sommet de l'Etat tunisien.

« Il faut sensibiliser la population... »

Ce matin du 15 janvier, de 7h30 à midi, une réunion de crise est organisée au ministère de l'intérieur. Lors de cette réunion à huis clos, sont présents : Mohamed Ghannouchi, Ridha Grira (ministre de la défense) et Ahmed Friaa (ministre de l'intérieur, qui a remplacé Rafik Haj Kacem trois jours auparavant). D'après l'audition de Ridha Grira, Mohamed Ghannouchi est décidé à inculper et faire condamner l'ancien chef de la garde présidentielle Ali Seriati, arrêté la veille, pour crime contre l'Etat.

Peu après midi, à la sortie de la réunion, Ridha Grira entame, selon le ministre de l'information, Samir Abidi, une phase de manipulation visant à instaurer un climat de peur dans le pays. Voici un extrait de l'audition de Samir Abidi, ministre de l'information à l'époque, le 15 janvier, et à ce titre, responsable des radios et TV nationales :

«A midi, le 15/01/2011, le ministre de la défense m'a annoncé mot à mot: "La situation est grave : je ne sais pas ce qui se prépare dans le pays. Il y a des voitures qui tournent avec des armes. Il y a l'odeur d'un coup d'Etat. Des individus et des voitures armées. Les télévisions doivent sensibiliser les Tunisiens. On s'est mis d'accord pour que les médias fassent partie de la sensibilisation de la population, vu la gravité de la situation, et alerter contre les bandes armées qui pillent et tournent dans le pays. Il faut faire participer les citoyens à travers les médias, TV, radios, écrites, nationales et privées afin d'assister à la traque de ces bandes armées."»


Extrait du compte-rendu de l'audition de l'ancien ministre de l'information, Samir Abidi© Mediapart
(Le document se trouve en accès libre sous l'onglet "Prolonger" de cet article.)

Dans l'après-midi, les journalistes de la chaîne nationale, en coordination avec les forces de police, filment donc des scènes d'arrestation afin de préparer le journal télévisé du soir. La thèse des milices armées prend de la consistance, conjuguée à celle du complot orchestré par les troupes de l'ancien chef de la sécurité présidentielle, Ali Seriati.

Aucune preuve de l'existence de ces snipers ne sera jamais produite. Pis: en plus de 200 missions effectuées dans le grand Tunis, les hommes de la Brigade anti-terroriste nous ont confirmé n'avoir jamais fait face à la moindre menace de ce type.

La chaîne Hannibal au cœur du dispositif

À 20 heures ce même 15 janvier, le journal télévisé de la chaîne nationale diffuse les images des arrestations de Tunisiens désignés comme faisant partie de «milices dangereusement armées, arrêtées par les forces de police et militaires». Les images montrent des individus à genoux et des armes blanches. L'un d'eux, maintenu par des agents de police de la sous-direction des unités spécialisées du ministère de l'intérieur, en civil mais visages cachés, est considéré comme un dangereux milicien. Clamant son innocence, il sera lui aussi relâché, et diffusera par la suite sur Facebook et You tube , le message suivant :

«A mes amis, mes voisins, et ceux qui m'ont vu à la TV, je me suis exprimé et ai clamé mon innocence lorsqu'ils me filmaient, mais ils ont coupé ma voix dans cette séquence. J'allais acheter du pain comme tous les citoyens tunisiens (...) au volant de ma voiture, on m'a demandé de m'arrêter, (...) ils ont fait de moi un milicien et diffusé ça dans le JT en boucle. Par la suite, la brigade criminelle, voyant que j'étais innocent, m'a bien traité et m'a relâché. Je suis citoyen tunisien et j'aime mon pays.»

Le procédé se répétera à foison, repris et amplifié par les réseaux sociaux. Sur une première vidéo, les internautes tunisiens découvrent la scène d'une interpellation filmée au centre de Tunis, mais le commentaire dit tout autre chose que ce que montrent les images : « La police et l'armée ont arrêté une voiture remplie d'armes conduite par des barbus marocains de l'AQMI, faites attention Tunisiens. » Une seconde séquence use du même procédé, mais à Bizerte, avec le commentaire suivant : «L'armée vient d'arrêter un "louage" avec des bombes, faites attention peuple tunisien.»

Dans cette troisième vidéo , c'est cette fois-ci un individu masqué et identifié à tort comme un agent de la garde présidentielle, qui annonce que celle-ci est armée et menace de perpétrer des attentats à la bombe dans le cas où l'on menacerait leur chef, Ali Seriati....

Dans ce dispositif médiatique, la chaîne Hannibal tient le haut du pavé, et finit par attirer l'attention. Dimanche 23 janvier, le propriétaire de la chaîne, Larbi Nasra, et son fils Mehdi, sont tous deux arrêtés pour «haute trahison» et «complot» contre la sécurité de l'Etat par la police criminelle. L'antenne émettrice de la chaîne est aussitôt désactivée par un bataillon de l'armée.

Larbi et Mehdi Nasra seront relâchés dès le lendemain de leur arrestation. Pourtant, lors de son audition, Larbi Nasra livrera une confession sans détour : «Je reconnais aussi avoir transmis de fausses informations à travers ces émissions, et entre autres : de fausses alertes, de faux appels de secours dans le seul but de terroriser la population, ainsi que d'avoir injustement mis en cause des personnalités dans des méfaits inventés de toutes pièces. (....) J'avoue que le contenu des programmes diffusés étaient de nature à créer un climat de discorde entre les Tunisiens et de mettre le pays dans l'instabilité. Je ne peux pas justifier cela. Je me suis trouvé pris dans ces événements politiques que le pays a connus ces derniers jours.»


Compte-rendu de l'audition de Larbi Nasra© Mediapart
(Le document se trouve en accès libre sous l'onglet "Prolonger" de cet article.)

La note « 1013 » pour plomber Seriati

Le 16 janvier, un document confidentiel des renseignements militaires est signé par le général Ahmed Chabir. Cette «note 1013» affirme qu'Ali Seriati (en prison depuis le 14 janvier), ainsi que cinq de ses complices, ont fait feu sur des civils ainsi que sur les forces de l'ordre et des militaires. Les cinq autres complices désignés dans la « note 1013 » de la DGSM ne sont autres que les employés du Palais arrêtés la veille lors du contrôle de routine. Cette note, contresignée par le ministre de la Défense, Ridha Grira, constituera l'unique «preuve» impliquant Ali Seriati et les cinq autres accusés entre les mains de la justice pour être jugés pour crime contre l'Etat.


Extrait de la note 1013 de la direction générale de la sécurité militaire© Mediapart
(Le document se trouve en accès libre sous l'onglet "Prolonger" de cet article.)

Lors de son audition par la justice tunisienne, Ahmed Chabir déclarera qu'il ne disposait d'aucun élément pour étayer les accusations de la fameuse « note 1013»...

Il n'empêche. Le 25 janvier 2011, sur la seule foi de la «note 1013», le ministre de la justice Lazhar Karoui Chebbi annonce la mise en examen d'Ali Seriati et de ses cinq «collaborateurs.» Afin de tempérer les ardeurs des manifestants de la Casbah qui réclament la démission des ministres membres du RCD (Morjane, Friaa, Grira), le ministre de la justice organise une conférence de presse et dévoile l'identité des cinq employés mis en examen pour «complot contre la sûreté intérieure de l'État et pour des actes d'agression et incitation des gens à s'armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien, en vertu des articles 68, 69 et 72 du Code pénal».

Ces cinq citoyens resteront en détention pendant près d'un mois, avant d'être relâchés. Ali Seriati demeurera, lui, enfermé à l'Aouina.

Démis de ses fonctions le 27 février 2011, actuellement en détention, Ridha Grira attend aujourd'hui d'être jugé. Après avoir bénéficié de deux non-lieux dans des accusations de complot contre la sûreté de l'Etat, le procès d'Ali Seriati, reprend ce mardi 10 janvier 2012.

Le 27 février 2011, le premier ministre Mohamed Ghannouchi présentait sa démission, en déclarant : « Il y a une force obscure qui veut faire échouer la révolution et une majorité silencieuse inerte.» La rumeur, encore et toujours. Responsable du gouvernement, donc des ministères de l'intérieur et de la défense, Mohamed Ghannouchi a beau jeu de déclarer alors : «Je ne suis pas prêt à prendre des décisions qui peuvent engendrer des morts (...) Je ne suis pas l'homme de la répression et je ne le serai jamais.» Entamé le lendemain du départ de Ben Ali, son mandat de cinq semaines à la tête du gouvernement tunisien reste sali par cette désinformation d'Etat, que plusieurs citoyens auront payée de leur vie.


Cet article s'appuie sur un travail d'enquête de près d'une année, sur plusieurs témoignages directs ainsi que sur les documents du tribunal militaire tunisien qui a mené l'enquête au printemps et à l'été 2011.

Le lecteur pourra retrouver les précédents volets, sur les coulisses du départ de Ben Ali, en cliquant sur les titres des articles qui figurent dans la rubrique “Lire aussi”.

Tous les documents sont en accès libre sous l'onglet “Prolonger” de cet article.

source Mediapart