samedi 10 septembre 2011

« 18 jours » place Tahrir : il était une fois la révolution égyptienne

« 18 jours » place Tahrir : il était une fois la révolution égyptienne
Par Aurélie Champagne | Journaliste | 06/09/2011 | 19H00
Place Tahrir, Le Caire, janvier 2011. Pendant dix-huit jours, des Egyptiens y exigent le départ de leur président, Hosni Moubarak. Le cinéaste Yousry Nasrallah y retrouve, chacun de ces jours, son confrère Marwan Hamed (« L'Immeuble Yacoubian », 2006) dans le cortège des manifs. « L'impensable est en train d'arriver. » Les deux Egyptiens ont l'idée de filmer les événements, dans l'urgence, et de mélanger fiction et documentaire.

Ils réunissent dix réalisateurs au sein du collectif Tamantashar Yom. Tout le monde se met au travail, fébrile, et tourne en février. L'idée est de réaliser dix vidéos à l'arrache et de les poster sur YouTube. « Ni budget, ni cahier des charges, ni producteur », résume Yousry Nasrallah. Comédiens, monteurs, réalisateurs… tout le monde est bénévole. Chaque réalisateur part bille en tête sur son sujet et s'immerge dans la foule, un appareil photo Canon 5D au poing.

« Pour les extérieurs, la mise en scène consistait à suivre ce qu'il se passait dans la foule », explique Yousry Nasrallah, dont le court-métrage s'achève sur l'intervention imprévue d'un anonyme dans la foule :

« J'aurais pu refaire la scène, mais je me suis dit : “ Yousry, tu ne vas pas passer à côté de ça. ” » (Voir la vidéo)

Alors qu'il est dans la manifestation, un journaliste de RFI reconnaît un jour Yousry Nasrallah dans le cortège, qui lui touche un mot de son projet. Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, tombe sur le reportage à la radio. Il appelle le réalisateur et lui propose de retenir « 18 jours » pour la sélection hors compétition 2011.

A Cannes, les journalistes français désertent les projections
Mais le 18 mai, la projection cannoise se déroule dans un climat incendiaire. En Egypte, le quotidien Al Ahram a lancé une polémique : Marwan Hamed et un autre cinéaste égyptien, Sherif Arafa, ont « travaillé pour le pouvoir » et participé activement à la réélection de Moubarak en 2005. « Collabos », « traîtres », « opportunistes »… les accusations fusent.

En France, la polémique trouve un écho dans l'hebdo Les Inrocks puis dans Courrier international. Une pétition circule pour contester la présence de « 18 jours » dans la sélection cannoise. Pendant le Festival, un dîner protocolaire envenime encore les choses : Nasser Kamel, l'ambassadeur égyptien en France de l'époque, est présent et il ne s'est jamais particulièrement illustré par sa défense du peuple égyptien. Les journalistes français se détournent du film et désertent les projections.

« Vivre avec l'idée que certains puissent changer de cap »
Dans les faits, Sherif Arafa a filmé une interview de Moubarak en 2006. La même année, Marwan Hamed a réalisé une pub pour le Parti national démocratique, dont Moubarak a pris la tête en 1981. Son film, « L'Immeuble Yacoubian », adapté du roman d'Alaa al-Aswani, l'un des principaux leaders de la révolution de janvier, reste un brûlot anti-Moubarak.

Sherif Arafa n'est pas moins critique, avec « Terrorisme et Kebab » ou « Les Oiseaux de la nuit ». En lisant le mot « collabo », Yousri Nasrallah a du mal à déglutir. Il poste d'ailleurs ce commentaire sur le site des Inrocks :

« Le fait est que Marwan Hamed était avec nous (les manifestants anti-Moubarak) depuis le 28 janvier, et j'ai vu Sherif Arafa sur la place dès le 1er février.

Il faut pouvoir vivre avec l'idée que certains cinéastes et intellectuels de talent puissent changer de cap, même à la dernière minute (qui n'est pas le cas de ces deux cinéastes, puisque Marwan était là dès le début et c'est lui qui, le 29 janvier, sur la place Tahrir, nous a proposé de tourner ces courts-métrages). »

La polémique refroidie, reste le film. Avec ses scènes immersives dans les manifs et un plan large de la place Tahrir qui hante les courts-métrages de manière hypnotique, « 18 jours » a une unité surprenante. « C'est comme si, sans s'être concertés, on reflétait l'âme égyptienne », explique Nasrallah.

« Le thème de l'enfermement est partout. »

« Le sujet, c'est la peur »
Les personnages filmés pendant la révolution sont issus du petit peuple :

un leader est arrêté chez Marwan Hamed (« 1919 ») ; (Voir l'extrait)


deux lascars intriguent chez Mohamed Ali (« Quand le déluge survient ») ;
Ahmed Alaa filme un coiffeur de quartier (« Asharf Seberto »).
Dans « Intérieur/extérieur », tourné en partie dans l'appartement de Yousry Nasrallah, le réalisateur se penche sur le quotidien d'un couple. Le thème est déjà présent dans son dernier film, « Femmes du Caire ». La femme veut sortir manifester. L'homme le lui interdit.

« Le sujet n'est pas le machisme ni la domination de l'homme sur la femme. Le sujet, c'est la peur. En Egypte, les femmes qui sortent seules sont salies. Certaines sont agressées sexuellement.

L'homme est paranoïaque. Il se sent responsable de la sécurité et de la réputation de sa femme : ce sont des comportements provoqués par la dictature et le premier à en souffrir est l'homme. »

Pendant les tournages, « la foule était accueillante, il y avait une ambiance bon enfant », se souvient Yousry Nasrallah, malgré des casseurs de Moubarak venus parfois corser les choses, « et tabasser ».

« On craignait surtout que la garde présidentielle, fidèle au Président, ne fasse une tuerie. »

Louvoyer entre les censures égyptienne et saoudienne
Sortant d'une « dictature où la culture est surtout là pour vous faire peur et pour que vous restiez petit », le film réussit au final à montrer les échos d'une gigantesque révolution sur des micro-destins égyptiens. Le collectif de cinéastes n'est pas spécialement représentatif d'une quelconque nouvelle génération de réalisateurs égyptiens, au yeux de Nasrallah. Certains avaient commencé la révolution il y a longtemps, en rénovant des formes.

Ils ont, comme Yousry Nasrallah, louvoyé depuis belle lurette entre les feux croisés des censures égyptienne et saoudienne qui modèlent une grande partie du cinéma égyptien aujourd'hui.

Au final, « je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire, “cinéma révolutionnaire” », s'interroge-t-il à voix haute.

« J'ai tendance à penser que tout bon film l'est forcément. »

► 18 jours de Sherif Arafa, Yousry Nasrallah, Mariam Abou Ouf, Marwan Hamed et Mohamed Aly - 2h05 - sortie le 7 septembre 2011. Rue89 est partenaire du film.
source Rue89