vendredi 26 août 2011

Lost in transition : les raisons du malaise en Tunisie

Lost in transition : les raisons du malaise en Tunisie
Par Thierry Brésillon | Journaliste | 23/08/2011 | 16H36

« Nous faisons l'impossible », a plaidé le Premier ministre tunisien Béji Caid Essebsi dans un discours à la Nation prononcé jeudi dernier pour tenter de répondre aux critiques de plus en plus vives adressées au gouvernement provisoire, pour son manque de détermination à s'attaquer aux racines de l'ancien régime.

Les événements des derniers jours viennent d'illustrer l'état paradoxal, entre apathie et colère, de l'opinion tunisienne un peu perdue dans une période de transition prolongée par le report des élections du 24 juillet au 23 octobre.

A l'issue de la période d'inscription, le 14 août, 55 % des Tunisiens se sont inscrits volontairement sur les listes électorales (les autres pourront voter avec leur carte d'identité). Ce n'est pas si mal, compte tenu des débuts laborieux de l'opération, mais l'élan populaire de janvier ne s'est pas traduit en enthousiasme civique. Cette apparente démobilisation a été démentie le 15 août par une série de manifestations à Tunis, et dans d'autres villes du pays.
Vers une deuxième révolution ?

Malgré la chaleur caniculaire et les rigueurs du jeûne, la protestation semble en effet reprendre de la vigueur. Le départ à l'étranger et la libération de quelques personnalités de l'ancien régime ont été le détonateur de cette nouvelle poussée de fièvre, tandis qu'à travers tout le pays, des dizaines de micro-mobilisations se poursuivent pour exiger les dividendes sociaux des changements politiques. La frustration est telle que la perspective d'une deuxième révolution est de plus en plus évoquée.

Le Premier ministre a exhorté ses concitoyens à la patience et rappelé que son gouvernement n'a que deux missions : gérer les affaires courantes et préparer les élections, tout en faisant face aux difficultés économiques et sécuritaires. Il est pourtant peu probable que ce discours suffise à dissiper le malaise dont les raisons sont plus profondes que la seule impatience des Tunisiens.

Elles tiennent aux ambivalences même de cette période entre la chute du régime et la dévolution du pouvoir par des élections
Un rôle ambigu : geler ou fonder ?

La transition n'est pas sortie d'une ambiguïté congénitale : s'agit-il d'extirper les racines de la dictature et de poser les fondations d'une démocratie, ou bien de se limiter à la préparation technique de l'élection d'une assemblée seule légitime pour définir les bases de la Tunisie de demain ?

Mais la distinction est incertaine : pour garantir des élections démocratiques, il faut une loi électorale, une régulation des médias pour créer les conditions d'une campagne équitable, une loi sur la presse pour protéger la liberté d'expression, une loi sur les partis politiques pour empêcher les financements occultes… Dans cette limite mouvante entre le nécessaire et le légitime, chaque décision suscite l'ouverture d'un procès (plus ou moins de bonne foi) en trahison de la volonté populaire.

Par ailleurs, il est impossible de convaincre l'opinion que l'appareil sécuritaire doit être ménagé et que la réforme de la justice doit être remise à plus tard alors que ces deux institutions étaient les piliers de la répression et de la corruption, et que le sang des quelque trois cents martyrs de la révolution est encore frais dans les esprits.
La transition n'est pas un fleuve tranquille.

Le terme de « transition » a de faux airs de terme savant, il suggère un parcours balisé qui mène de la fin d'une dictature jusqu'aux premières marches de la démocratie. Une séquence maîtrisée en trois temps : chute du régime / transition / élections.

Cette période dite de « transition » n'est pas un fleuve tranquille. C'est un moment de fluidité politique, une plongée dans l'inconnu. Il y a des leçons à tirer de la Révolution française, des histoires espagnole, portugaise ou est-européenne, mais aucune certitude sur le cours que les forces politiques et économiques peuvent donner aux événements dans le contexte particulier de la Tunisie.

De quoi désorienter une société habituée depuis plus de cinquante ans à une vie politique prévisible jusqu'à la nausée. De quoi aussi maintenir en alerte les plus politisés que le discours « Dormez brave gens, on s'occupe de tout » inquiète plus qu'il ne rassure.
Le temps travaille contre le changement.

Croire que la transition peut être une période neutre en attendant une assemblée élue pour entreprendre des réformes fondamentales est illusoire. Le temps politique ne suspend pas son vol.

Or, l'inquiétude désormais manifeste, c'est que le temps travaille contre les objectifs de la révolution. Que la réticence du gouvernement à mettre en œuvre la rupture, parce qu'il est provisoire, relève moins de la prudence que de la volonté de geler le processus révolutionnaire.

Qu'elle ne permette aux acteurs de l'ancien système de s'adapter à la nouvelle donne politique. Aux hommes d'affaires véreux de se mettre dans la poche les nouveaux maîtres du jeu, aux corrompus pris la main dans le sac de préparer leur défense pour dégeler leurs avoirs et obtenir leur relaxe, aux nombreux clients bénéficiaires de l'ancien régime de se rendre à nouveau indispensables, aux laudateurs de Ben Ali de se refaire une virginité, aux administrations de se réinstaller dans leurs habitudes…

Au bout du compte, en fait de révolution, le printemps tunisien déboucherait alors sur une simple reconduction du système, avec l'onction d'une légitimité électorale.
L'élection n'est pas une finalité, mais un moyen.

L'élection, aussi transparente et régulière soit-elle, d'une assemblée constituante est certes un moment politique fort, mais ce n'est pas en soi l'objectif de la révolution, ni même la garantie que ses objectifs seront atteints.

L'objectif, c'est une transformation en profondeur du système politique, économique, social, une refonte des valeurs qui guident la relation entre le pouvoir et les citoyens. L'élection démocratique n'est qu'un moyen de cette transformation.

Si les Tunisiens ne se sont pas précipités avec euphorie vers les bureaux d'inscription, c'est aussi parce que la plupart n'ont pas perçu jusqu'à maintenant dans la classe politique, que l'élection va envoyer siéger sur les bancs de la Constituante pour décider de l'avenir du pays, la capacité d'incarner leurs aspirations et de mener à bien la transformation qu'ils attendent.
Le sens de la révolution n'est pas fixé.

Le renversement de Ben Ali a été le résultat de la convergence de composantes différentes de la société : frustration sociale des plus pauvres, aspiration à la liberté des classes moyennes, besoin de se débarrasser d'un clan parasite pour les milieux d'affaires. Sans compter les failles internes aux système. Aujourd'hui, d'une part les intérêts de ces groupes ne convergent plus forcément de la même manière, d'autre part la signification politique finale de la révolution n'est toujours pas fixée.

Les progressistes rêvent de voir la Tunisie se conformer aux valeurs universalistes. Les islamistes voient venu le moment de réaffirmer l'identité arabo-musulmane malmenée par Bourguiba pour cause de modernisation et par Ben Ali pour cause de lutte contre le terrorisme. Les nationalistes et les islamistes espèrent déplacer le centre de gravité des alliances stratégiques de l'Europe vers le monde arabe… Les nantis de l'ancien régime, débarrassés du clan mafieux des Trabelsi, ne sont disposés qu'à des ajustements marginaux pour garantir la stabilité sociale.

Quand les vieux destouriens ont les yeux tournés vers le passé et rêvent de rendre à l'Etat son pouvoir tutélaire sur une société en attente d'un guide, la jeunesse dans la rue exprime plutôt le besoin d'ouverture d'une société libre et intransigeante sur ces droits.
Légitimité éclatée

Ces visions divergentes sont portées par des forces plus ou moins organisées et aucune ne s'aligne sagement sur les starting blocks en attendant le départ officiel de la course électorale. Au contraire, chacun se positionne et tente de peser sur l'avenir, tout en faisant mine de ne pas y toucher.

Ces manœuvres plus ou moins voyantes alimentent d'autant plus les tensions et les soupçons que plus la légitimité est éclatée entre trois pouvoirs (le peuple, le gouvernement et l'instance supérieure de réalisation des objectifs de la révolution), dont le rôle et les limites sont incertains (sans parler des pouvoirs d'influence).

Dans ces conditions, la traversée de ce vide de légitimité jusqu'aux élections restera soumise aux turbulences d'une société désorientée, agitée par les rumeurs. Le discours d'un Premier ministre qui, en disciple de Bourguiba, se pose en instituteur d'un peuple qui pense pourtant avoir mérité le droit au respect et à la compassion, a peu de chances restaurer la confiance.
source Rue89