samedi 16 juillet 2011

Tunisie : le 14-Juillet, six mois après une autre "révolution"

Tunisie : le 14-Juillet, six mois après une autre "révolution"
Point de vue
par Béligh Nabli, maître de conférences à Sciences-Po et à l'Université Paris-Est Créteil
Date symbolique de la révolution française de 1789, le 14 juillet coïncide cette année avec les six mois de la révolution tunisienne. Le temps n'est pas encore au bilan de cette expérience unique. S'il revient d'abord aux historiens de souligner la pertinence et les limites de toute analogie avec la "révolution mère", il est légitime de s'interroger sur le sens, la nature et la portée des faits auxquels nous avons assisté.

Les réticences à parler de "révolution tunisienne" témoignent de la sacralité qui continue d'entourer un mot visiblement figé dans un temps et un espace déterminés. Dans la mesure où la "révolution" appartient à l'histoire contemporaine de l'Occident, ce terme est-il idoine pour qualifier une "chose tunisienne" qui s'inscrit dans un autre espace-temps ? Le 14 janvier 2011 ne correspond-il pas plutôt à une forme de "décolonisation de l'intérieur", à une nouvelle déclaration d'indépendance à l'encontre de clans familiaux et mafieux ? Ou s'agit-il d'un simple changement de régime ?

Ces hypothèses, aussi séduisantes soient-elles, demeurent foncièrement réductrices. Sur le plan interne, la Tunisie s'est engagée dans la voie d'une démocratisation synonyme d'un nouvel ordre politique et social fondé sur un acte constituant fondateur de la seconde république. Sur le plan externe, la journée du 14 janvier a provoqué une onde choc, non un effet domino, dans tout le monde arabe : par-delà les images anecdotiques de citoyens chinois brandissant des jasmins après la chute de Ben Ali, les peuples arabes semblent avoir pris conscience de leur faculté de vouloir, de leur qualité de souverain. Enfin, le 14 janvier 2011 revêt un message révolutionnaire de portée universelle, susceptible d'être lu à l'aune de la conception rousseauiste de la souveraineté populaire, de la démocratie directe et de l'égalité réelle.

La modernité de cette révolution tiendrait au rôle joué par les technologies nouvelles dans la mobilisation populaire. En réalité, si la révolution tunisienne est moderne c'est qu'elle œuvre à une double déconstruction. Elle contredit l'idée tenace de l'inadaptation supposée de certains peuples à manifester tout désir de démocratie. Le 14 janvier 2011 fut la démonstration de la capacité des sociétés arabes à faire acte de volonté, de rupture et de transcendance. Après l'immolation du jeune Bouazizi et les réactions populaires qui s'en suivirent, le silence de l'Elysée valait soutien au régime de Carthage. Les membres de la majorité présidentielle ont évoqué de simples "émeutes de la faim", avec un mépris à peine voilé, pour tenter d'en masquer la substance profonde. La ministre des affaires étrangères s'est enorgueillie de notre "savoir-faire" policier, faisant fi de notre histoire révolutionnaire.

Peine perdue, les faits et la volonté ont eu raison des discours et postures officiels tenus à Carthage comme à l'Elysée. La position française s'expliquait par la relation intime entre les deux Etats, mais surtout par le doute non pas sur la nature des faits, mais sur la volonté/capacité du peuple tunisien à renverser l'ordre établi et à ouvrir la voie vers une forme politique de nature démocratique. Cette considération était déjà en germe dans la fameuse déclaration du président Chirac lors de son voyage officiel à Tunis, le 4 décembre 2003 : "le premier des droits de l'homme c'est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat." Que demande le peuple… tunisien ?

La fuite du président Ben Ali sous la force conjuguée de la vox populi et d'une armée républicaine (laquelle a préféré in fine se plier à la volonté du souverain plutôt qu'à celle de son représentant illégitime) bouscule les grilles d'analyse et autres paradigmes sur lesquels était fondée la perception française du monde arabe en général et des pays du Maghreb en particulier. La France n'a pas su – voulu ? – apprécier cette accélération de l'Histoire. Elle n'est pas la seule, loin s'en faut. Reste que l'autisme et l'attentisme de l'Elysée ont suscité un malaise profond qui n'est toujours pas dissipé au sein de ce "peuple frère" (selon l'expression de Nicolas Sarkozy), lequel était censé se satisfaire indéfiniment du moins mauvais des régimes : la dictature.

L'autre déconstruction est celle d'un spectre permanent dès lors qu'un peuple arabe se met en mouvement : l'intégrisme musulman. La révolution tunisienne n'est pas une révolution islamique : les islamistes n'ont pas été à l'avant-garde, ils ne l'incarnent pas et n'en tirent pas une légitimité renforcée. Il est vrai aussi que la société tunisienne semble être prémunie contre l'intégrisme, compte tenu du niveau d'instruction et de l'adhésion aux valeurs d'ouverture et de tolérance de sa population. Toutefois, l'islam politique est un élément constitutif de la nouvelle donne tunisienne. L'ancien régime lui-même n'avait pas échappé à la vague de néo-fondamentalisme qui a frappé l'ensemble des sociétés arabes.

Aujourd'hui, dans une société politique et un système de partis en construction, le parti Ennahdha a l'avantage de s'appuyer sur un vaste réseau de sympathisants et de militants. Son ancrage dans la société est une réalité prégnante de la Tunisie post-révolutionnaire. Le défi pour les autres forces politiques est de mieux incarner la rupture et le changement inhérent à la révolution. Source de tension sociale et politique durant cette période de transition, la question des rapports entre l'Etat, la cité et l'islam risque de constituer un vrai point de crispation au sein de la future Assemblée nationale constituante.

Il convient néanmoins d'éviter toute diabolisation stérile en projetant nos fantasmes un peu refroidis. Il convient au reste de préciser que la référence constitutionnelle à l'islam – comme religion officielle de l'Etat – dans la Constitution de la première République tunisienne n'avait pas empêché le président Bourguiba d'initier une politique d'égalité en faveur des droits de la femme. Le futur acte constitutionnel pourrait donc refléter l'équilibre général de l'identité tunisienne, en consacrant à la fois l'islam et le principe d'égalité. D'ailleurs, le principe de la parité sera applicable à la prochaine élection de l'Assemblée nationale constituante : la présentation des candidatures devra tenir compte de la parité entre femmes et hommes, avant un classement des candidats dans les listes, sur la base du principe de l'alternance.

En adoptant la parité assortie d'une alternance obligatoire sur les listes électorales, le gouvernement de transition a rendu hommage à l'engagement des femmes dans la révolution tunisienne. En revanche, la constitutionnalisation du principe de "laïcité" est illusoire : ses défenseurs en Tunisie pâtissent de l'instrumentalisation politique dont il fait l'objet dans les débats franco-français. La révolution tunisienne prend corps dans un monde globalisé.
source le monde