mercredi 29 juin 2011

un commissaire est jeté en prison pour avoir dénoncé les benalistes

(Publié par Mediapart : Accès réservé aux abonnés) Tunisie : un commissaire est jeté en prison pour avoir dénoncé les benalistes
par Jellel Gasteli, lundi 27 juin 2011, 16:31

Tunisie: un commissaire est jeté en prison pour avoir dénoncé les benalistes

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27 JUIN 2011 | PAR PIERRE PUCHOT

De notre envoyé spécial à Tunis
Il est 9 h, dimanche 29 mai, quand le commissaire supérieur Samir Feriani quitte son domicile de Tunis. Il remarque deux voitures, une blanche et un 4×4. Cinq minutes après son départ, la voiture blanche tente de lui barrer la route. Le 4×4 vient en renfort, percute sa voiture. Quatre individus descendent du 4×4. Samir Feriani les reconnaît : ce sont des collègues du département antiterroriste. Trois d'entre eux l'empoignent et le forcent à monter avec eux. Le quatrième s'occupe de sa voiture, s'emparant de ses trois téléphones portables, des papiers comme de l'argent liquide.
«À 14h, son frère, qui travaille également dans la police, m'a appelé pour me dire que mon mari avait été arrêté, raconte Leila Feriani, la femme du commissaire supérieur, qui dirige un centre de formation de la police. À 15h, nous nous sommes rendus au ministère. Personne n'a pu nous fournir d'information. Le lendemain matin, lundi 30 juin, j'ai reçu un coup de téléphone de la prison militaire de l'Aouina : “Madame, votre mari a été arrêté, il est chez nous, vous pouvez venir le voir.” J'ai été bien reçu, mon mari était en bonne santé. Le jeudi 2 juin, ils ont procédé au premier interrogatoire. Jusqu'à aujourd'hui, c'est le seul. Mon mari est toujours à l'Aouina, avec les criminels, avec des Trabelsi. Tout cela parce qu'il a publié deux articles.»
Que disent ces articles, publiés dans l'hebdomadaire tunisien L'Expert ? Que des officiers qui ont travaillé avant le 14 janvier avec Ben Ali se trouvent encore au ministère et ont même bénéficié d'une promotion. Que des archives ont été brûlées. «Et surtout, qu'un homme qui se trouvait à Kasserine et à Sidi Bouzid pendant la révolution, et qui est responsable de la mort de plusieurs personnes, est aujourd'hui au ministère, avec un grade supérieur offert comme en récompense du travail accompli... Mon mari n'a pas accepté cela», confie Leila Feriani.
«Samir Feriani a contacté le journal L'Expert pour évoquer la promotion au poste de directeur général, au sein du ministère de l'intérieur, d'un individu qui se trouvait à Sidi Bouzid puis à Kasserine lors de la révolution, commente de son côté maître Abbou, l'un des avocats de Samir Feriani. Quelqu'un qui serait impliqué dans les affaires de meurtres et de répression des citoyens durant la révolution.»
Les vieux cadres au sommet
Dans son premier article, Samir Feriani ne donne pas le nom de celui qu'il accuse d'avoir organisé la répression à Kasserine et Sidi Bouzid. Seulement sa fonction actuelle : directeur général des services techniques du ministère. Il s'agit en fait de Yassine Tayeb, responsable, avant le 14 janvier, des forces de sécurité dans plusieurs gouvernorats, dont ceux de Kasserine et Sidi Bouzid.

De sources policières, Mediapart a pu confirmer sa présence à Sidi Bouzid et Kasserine au plus fort de la répression, les premiers jours du mois de janvier, quand plusieurs dizaines de manifestants étaient assassinés par les forces de l'ordre, selon le décompte de la Fédération internationale des droits de l'homme (aucune liste des décès n'a cependant été établie pour l'heure).
C'est bien Yassin Tayeb qui, selon nos mêmes sources policières, a coordonné la répression des manifestants.

La révolution tunisienne ne lui a pas trop coûté, puisque Yassine Tayeb a été promu directeur général de la sécurité publique... le 1er février, soit deux semaines après la fuite de Ben Ali, à la faveur d'une réorganisation présentée à l'époque par le ministre de l'intérieur, Farhat Rajhi, surnommé «Monsieur Propre», comme le grand ménage dont la Tunisie a besoin.

Selon nos informations, à Kasserine, Yassine Tayeb était accompagné de Moncef Krifa. Ce dernier a été promu, lui aussi le 1er février 2011, directeur général de la sécurité du chef de l'Etat et des personnalités officielles. Le jeu de chaises musicales au sommet du ministère de l'intérieur ne s'arrête pas là. Fin mars, Farhat Rajhi est poussé vers la sortie. Yassine Tayeb est déjà remplacé à son poste de la sécurité publique par un certain Taoufik Dimassi. Yassine Tayeb est nommé à son poste actuel de directeur général des services techniques.

Cinq mois après la chute de Ben Ali, il est clair que le «ménage» promis n'a pas été fait. La plupart des directeurs généraux du ministère occupaient un poste opérationnel important sous Ben Ali. Et la promotion d'un des acteurs, sinon le premier organisateur, de la répression à Sidi Bouzid et Kasserine peut faire douter de la volonté du gouvernement de tirer un trait sur les anciens cadres du régime.

«Si on cite ce monsieur-là, lui-même va en citer d'autres, haut placés, pour se dédouaner... Cela n'intéresse donc pas le ministère de faire le ménage, soupire Leila Feriani, la femme du commissaire supérieur. Avant d'écrire dans le journal, mon mari a respecté la voie hiérarchique, effectué une enquête qu'il a remise à son supérieur, qui a fait la sourde oreille. Il a ensuite écrit au ministre. Sans résultat. On disait pourtant: “Celui qui dispose d'informations qui peuvent faire avancer la démocratie en Tunisie, il faut qu'il parle.” Mon mari a décidé de parler. C'est aussi pour cela qu'il a évoqué le fait que les archives des Palestiniens, de l'OLP, ont été détruites.»

Archives concernant les Palestiniens de l'OLP

Dans ce deuxième article, Samir Feriani suggère, sans en avancer la preuve, qu'en détruisant ces archives concernant l'OLP, des agents du ministère ont voulu garantir l'anonymat de ceux d'entre eux qui avaient collaboré avec les services secrets israéliens. Pour mémoire, Tunis fut le siège de l’OLP après le départ de Yasser Arafat du Liban, à l’été 1982. Le 1er octobre 1985, un avion de chasse israélien F-15 bombardait le siège de l’OLP à Tunis. En retard au meeting qui devait s’y tenir, le leader échappait de justesse à la tentative d’assassinat des Israéliens. En 1988, le Palestinien Abou Jihad, très proche d’Arafat, était assassiné à Tunis.

«S’il y a destruction des archives concernant l’OLP, il doit y avoir une enquête, estime maître Abbou, l’un des avocats de Samir Feriani. Il y a eu aussi, selon mon client, destruction des archives des services de sécurité qui travaillaient sur les opposants. Là aussi, il devrait y avoir enquête. C’est tout cela que réclame Samir Feriani. Avant de s’adresser à l’opinion publique, il a écrit au ministre, qui avait demandé une enquête administrative. Cette enquête n’a mené nulle part.»

«C’est pour cela que mon client a décidé de s’adresser à la presse, ajoute l'avocat. La semaine précédant son arrestation, il avait confié à des collègues qu’il allait publier un autre article, dans lequel il citait nommément des collaborateurs du ministère. C’est là qu’on a décidé de l’arrêter. Le ministre lui-même a signé la plainte envoyée au tribunal militaire. Samir Feriani est poursuivi pour atteinte à la sécurité de l’Etat, publication de fausses nouvelles de nature à troubler l’ordre public, et diffamation envers un fonctionnaire public.»

Publiée le 30 mai, un dépêche d'Associated Press apportait cette précision: Feriani avait également demandé, dans sa lettre au ministre de l’intérieur, «des rapports précis sur les opérations sales commanditées par les services tunisiens», citant notamment la tentative de meurtre du journaliste de Libération, Christophe Boltanski, le 12 novembre 2005.

Justice militaire

Si importante qu'elle paraisse, cette affaire a très peu d'échos en Tunisie. L'Expert a publié le premier article de Samir Feriani le 24 mai, soit cinq jours avant son arrestation. Le 9 juin, l'organisation internationale Human Rights Watch publie pourtant un communiqué détaillé et demande la libération immédiate du commissaire.
Parmi les responsables politiques tunisiens, seul l'ancien opposant Moncef Marzouki a abordé le cas de Samir Feriani en tête-à-tête avec le ministre de l'intérieur. Une manifestation de soutien a réuni quelque 150 personnes, le 12 juin. Un groupe Facebook a été créé. Mais peu de journaux ont relayé l'affaire. Un journaliste d'un quotidien national a bien essayé de le faire mais son rédacteur en chef l'en a dissuadé, nous a-t-il confié. Un autre, qui s'était entretenu avec Leila Feriani, a finalement préféré faire marche arrière, «par crainte de représailles».

Que ces craintes de représailles soient justifiées ou non, elles témoignent du climat de la Tunisie post-révolutionnaire, comme de l'opacité du système judiciaire. «On nous a d'abord empêchés de consulter le dossier, raconte l'avocat du commissaire, Me Abbou. Puis le juge d'instruction auprès du tribunal militaire s'est basé sur un article datant de 1968 pour nous empêcher d'avoir une copie du dossier, que nous n'avons pu que consulter sur place, à la caserne de l'Aouina.»

Un policier accusé d'atteinte à la sécurité de l'Etat relève de la justice militaire. «Il n'y a rien dans le dossier qui permette de conclure qu'une telle infraction a été commise, affirme maître Abbou. Ce qui intéresse les Tunisiens, c'est de savoir si ce qu'a dévoilé Samir est vrai ou pas. S'il n'y a pas d'instruction menée pour vérifier les dires de Samir Feriani, il ne peut y avoir de procès équitable. Nous voulons que Samir soit libéré, mais nous voulons aussi connaître la vérité.»

Le commissaire se retrouve-t-il otage d'une complexe lutte de clans au sein du ministère de l'intérieur? Malgré nos appels répétés, le ministère n'a pas souhaité donner suite à nos demandes d'entretien avec Nabil Abid, qui dirige le ministère, Yassine Tayeb, Moncef Krifa ou Taoufik Dimassi...

Samir Feriani reste détenu à la prison militaire de l'Aouina.

«À un moment où de nombreux Tunisiens pensent que les responsables qui ont terrorisé la population sous Ben Ali conservent d'importants pouvoirs au sein de l'institution sécuritaire, écrivait le 9 juin l'ONG Human Rights Watch, le gouvernement provisoire devrait encourager ceux qui tirent la sonnette d'alarme, et non pas utiliser les lois discréditées du gouvernement déchu pour les emprisonner.»