vendredi 20 mai 2011

Cannes fête le “printemps arabe” avec des films… et quelques polémiques

Cannes fête le “printemps arabe” avec des films… et quelques polémiques

C’est le “printemps arabe” à Cannes, mercredi 18 mai. Cette journée en hommage aux révolutions tunisienne et égyptienne - l’Egype est le pays “invité” du Festival - commencera par une table-ronde intitulée “Printemps des peuples et renouveau du cinéma du monde arabe”, dont le cinéaste égyptien Yousry Nasrallah est l’invité d’honneur. Les débats seront animés par les réalisateurs Hicham Falah, Nadia El Fani et Reza Serkanian.

Plus tard, plusieurs films sur l’actualité des deux révolutions seront dévoilés : le documentaire tunisien de Mourad Ben Cheikh, Plus jamais peur, réalisé au lendemain du départ de Ben Ali, le 14 janvier, sera présenté en séance spéciale. Au Marché du film, sera projeté Ni Allah Ni Maître !, de Nadia El Fani, un documentaire sur les pratiques laïques en Tunisie. La cinéaste, qui a déclaré à la chaîne Hannibal TV, le 1er mai, qu’elle était personnellement athée, subit des menaces très violentes - une pétition de soutien devrait être rendue publique dans la journée.

Le soir, à 20 heures, la célébration prendra sans doute un tour plus polémique avec la projection d’un film sur le soulèvement égyptien (du 25 janvier au 11 février) : 18 Jours est un film collectif, fait de dix courts métrages signés Yousry Nasrallah, Marwan Hamed, Sherif Arafa, Sherif El-Bendary, Kamla Abou Zikry, Mariam Abou Ouf, Mohamed Ali, Ahmed Alaa, Ahmad Abdallah et Khaled Marei.

Pour de nombreux Egyptiens, la présence de Sherif Arafa et de Marwan Hamed fait désordre, puisque ces deux réalisateurs ont été des proches de Hosni Moubarak, allant jusqu’à réaliser des clips de campagne, pour la présidentielle de 2005 notamment. La présence, au dîner officiel qui suivra la projection, de l’ambassadeur d’Egypte à Paris, Nasser Kamel, suscite aussi l’indignation, et a déclenché une pétition hostile, initiée par le Comité de solidarité avec la lutte du peuple égyptien, à Paris. Les signataires dénoncent le fait que Nasser Kamel, “en pleine Révolution, alors que le régime tirait sur les manifestants, s’est épanché dans les médias français pour défendre les “méthodes et moyens normaux en toute démocratie” (…) Par ces euphémismes, il a avec insistance justifié la répression sanguinaire”.

NouLe réalisateur tunisien Mourad Ben Cheikhs publions ci-dessous un entretien avec Mourad Ben Cheikh, réalisateur de Plus jamais peur.

Mourad Ben Cheikh, né en 1964 à Tunis, est réalisateur de documentaires et de fictions - Une saison entre enfer et paradis (2008) -, dont plusieurs ont été sélectionnés aux Journées Cinématographiques de Carthage (JCC). Il a décidé de tourner un documentaire sur le soulèvement tunisien après la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier. Réalisé “dans l’urgence”, ce film de 74 minutes a été sélectionné à Cannes et sortira à Tunis le 23 mai. La société Films Boutique s’occupera, elle, des ventes à l’international. Pour Le Monde, le réalisateur raconte le tournage de son film, évoque l’autocensure des réalisateurs ainsi qu’une certaine main mise de l’Occident sur le cinéma tunisien. Après s’être débarrassés de la dictature, les cinéastes tunisiens doivent maintenant se libérer eux-mêmes, dit-il.

Vous n’avez pas pris d’images pendant le soulèvement tunisien, mais seulement après le départ de Ben Ali, le 14 janvier. Comment est venue l’envie de tourner ?

Jusqu’au 14 janvier, je n’ai jamais pris d’images ni de photos. J’ai participé à différentes manifestations, en particulier à celles des artistes où l’on a été maltraités. Le 13 janvier, le soir de la manifestation pro-Ben Ali, j’étais sur l’avenue Bourguiba, où j’habite. Je suis allé les voir les supporters qui criaient “Merci Ben Ali”. L’un d’eux était interviewé par une télévision francophone. J’ai lancé aux caméramen : “Mais c’est de la mise en scène !”.

Le 14 janvier, le jour de la fuite de Ben Ali, on a manifesté, je me suis retrouvé en première ligne et on a chanté l’hymne national. Là, deux flics ont fondu en larmes. Ce moment a été décisif, c’est le jour le plus important de ma vie. C’est à partir de là que l’idée du documentaire s’est imposé.

Pouvez-vous expliquer la première scène du film, où l’on voit un patient, dans un hôpital psychiatrique, assembler des images de la Révolution ?

Le projet du documentaire s’est bâti autour de l’idée de la peur. Pour comprendre ce que signifie la peur, j’ai interrogé des experts, des médecins. Mais ces interviews n’ont pas trouvé leur place dans le film. Au bout de trois ou quatre jours de tournage dans les rues, je suis allé dans un hôpital psychiatrique qui pratique des séances de thérapie artistique. J’ai donné une série d’images des événements tunisiens à un patient. Ensuite, je l’ai laissé assembler les coupures de presse comme il voulait, sous le regard de la thérapeute. Il n’y avait aucune mise en scène de ma part. Ensuite, mon film suit mes “personnages” après la chute du régime. Tout s’est fait dans l’urgence : comme rarement dans la vie, je pensais à une idée et je la réalisais. Le tournage a eu lieu durant la deuxième moitié du mois de janvier, puis trois jours au début du mois de mars.

Vous n’imaginiez peut-être pas vous retrouver à Cannes aussi vite…

Je n’ai pas eu le temps de ressentir puisque je n’ai pas eu le temps de rêver. Après deux semaines de montage, on a envoyé la copie à Cannes. La sélection officielle était déjà annoncée. Le 28 avril, on a appris que le film était retenu. Le film sortira le 23 mai à Tunis dans trois salles. Il devrait pouvoir être programmé en Egypte, mais il n’est pas sûr qu’on puisse le montrer dans le reste du monde arabe.

Une dictature est tombée, d’innombrables images ont été filmées. Quel sera l’impact sur l’imaginaire des réalisateurs tunisiens ?

Sous l’ère Ben Ali, l’un des problèmes du cinéma tunisien, c’était l’impossibilité de s’affronter à la réalité. Il était très rare de pouvoir en montrer les images. On avait un déficit de connaissance du réel. Cette révolution me remet au diapason de la réalité. Ben Ali a créé un désert politique en asséchant les lieux de création, de lecture, de spectacle. En même temps, pour soigner l’image du pays, les autorités tenaient à ce qu’un film tunisien puisse être sélectionné aux Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), qui ont lieu tous les deux ans. Donc on nous laissait travailler, dans une petite marge… Je ne dirais pas que l’on était confrontés à la censure. Disons plutôt que l’on savait ce qui était défendu : le filtre avait lieu en amont, ce qui a amené les Tunisiens à pratiquer l’autocensure. A côté, il y avait les artistes officiels d’Etat.

Aujourd’hui, nous pouvons jouer librement notre rôle, mais encore faut-il que les cinéastes se “libèrent” par rapport à l’Europe. On a longtemps attendu de nous certains types de films, sur les femmes battues, sur l’islamisme, faute de quoi on n’obtenait pas les coproductions européennes. La France reste notre premier partenaire. Mais si la France n’ouvre pas les yeux et ne nous laisse pas être nous-mêmes, alors le baricentre du monde va se déplacer encore plus au Moyen-Orient.
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