vendredi 22 avril 2011

VAGUE D'ARRESTATIONS EN FRANCE

Vintimille, Nice, envoyé spécial - Une vague ? Plutôt un flot continu. Toutes les trente minutes, ils sont une petite dizaine de Tunisiens à s'asseoir dans le TER qui part de Vintimille pour rejoindre Nice en à peine une heure. La dernière ville italienne avant la frontière n'est plus qu'un espace de passage, surveillé avec un air débonnaire par quelques carabiniers italiens qui poussent autant que possible les Tunisiens à partir.

Ceux qui ont la carte de séjour et le "titre de voyage pour étrangers" ne resteront d'ailleurs que quelques minutes, le temps d'acheter un billet. Mais ils sont encore des dizaines à rester sur le carreau à Vintimille, dans l'attente de ces papiers, ou qu'on leur envoie de l'argent par mandat.

Tous les soirs, la plupart d'entre eux regagnent le centre d'accueil de la Croix-Rouge à plus de cinq kilomètres de la gare. Dans une zone excentrée entre deux voies de chemin de fer, une logistique impressionnante a été mise en place pour les nourrir et les loger gratuitement dans une ancienne caserne de pompiers.

Pour y accéder, à partir de 17 heures, les migrants doivent subir des contrôles de police tatillons. Leurs affaires sont entièrement fouillées, leurs corps palpés par des agents gantés. Les journalistes ne peuvent pas entrer. La plupart des migrants font toutefois état de conditions d'hébergement correctes. Les 150 places du centre, ouvert depuis trois semaines, sont totalement occupées tous les soirs, assure d'ailleurs Palmero Vincenzo, le président du comité régional de la Croix-Rouge.

ALLERS-RETOURS FRANCE-ITALIE

Certains préfèrent pourtant passer la nuit à même le sol dans la gare. "C'est plus calme, il y a moins de bagarres", assure Mohamed, 24 ans, serveur "licencié depuis la fuite de Ben Ali et des touristes". Lui faisait partie des premiers migrants à être entrés en France, il y a plus d'un mois, "en train, sans aucun contrôle".

Après un périple jusqu'à Lyon chez sa soeur, puis au Luxembourg chez un cousin, il est revenu à Vintimille. Pour les papiers. "Lorsque j'ai entendu que l'Italie donnait ces permis de six mois je me suis dépêché de revenir. Je dois retirer le mien le 28 avril. Je dors ici en attendant". Il montre un couloir exigu qui, toutes les nuits, fait office de dortoir pour des dizaines de migrants.

Le couloir de la gare de Vintimille dans lequel dorment les migrants tunisiens.

Le soir, ils sont les seuls à errer dans la gare, vide de tous voyageurs. Ces hommes âgés de 20 à 30 ans, sans bagages et trop chaudement habillés pour la saison, ont le regard brillant de fatigue. Pour tuer l'ennui, certains boivent. Quelques empoignades éparses. Les policiers veillent du coin de l'œil.

A chaque train qui entre en gare, une dizaine de Tunisiens débarquent, en provenance de tous les centres de rétention italiens. "La police française laisse-t-elle passer ?" "A quelle heure est le train pour Nice ?" "Combien faut-il d'argent ?" Les mêmes questions reviennent. Un ancien, Hichem, géant de plus d'un mètre quatre-vingt-dix, s'occupe d'y répondre. Arrivé depuis un mois à Vintimille, il prend son rôle tellement à cœur qu'il n'a pas bougé. Il faut dire qu'il n'a nulle part où aller. "Je n'ai ni famille, ni amis en France. Vous savez où je pourrai trouver du travail ?", demande-t-il, faisant preuve d'une impréparation que l'on retrouve chez beaucoup d'autres, partis du jour au lendemain parce que subitement les contrôles des gardes-côtes tunisiens ont cessé.

En plein après-midi, ils ne sont plus que quelques-uns à attendre devant la gare de Vintimille.

VINTIMILLE FATIGUÉE PAR LA PRÉSENCE DES MIGRANTS

Raidhouan, 28 ans, n'aura ainsi même pas pris la peine de prévenir sa mère de son arrivée. Ce mercredi matin, il patiente avec elle depuis six heures du matin devant le commissariat de Vintimille. Arrivée à Nice en 1981, elle est désormais française, mais refuse de donner son nom : "Mes voisins ne savent pas que mon fils est sans papiers". Impossible en effet de plaider le regroupement familial pour un fils majeur.

Raidhouan a profité de la chute de Ben Ali pour filer et quitter sa quatrième année de master marketing. 1 500 euros pour le bateau pour Lampedusa, quelques jours de rétention, et puis le train. Il lui aura fallu moins d'un mois pour rejoindre Nice, en toute illégalité. Il est revenu à Vintimille uniquement pour déposer son dossier et obtenir les permis de séjour de six mois délivrés par l'Italie. Il doit retourner à Nice le soir même avant de revenir chercher son permis dans plusieurs jours

A Nice, mardi 19 avril. un migrant tunisien montre son permis de séjour de six mois délivré par l'Italie.Le Monde.fr

Mais fatiguées par la présence de dizaines de migrants dans la petite ville balnéaire, les autorités italiennes demandent désormais aux Tunisiens de déposer leur dossier à Savone, à une heure trente de train plus à l'est. "Nous n'avons rien contre ces Tunisiens qui ne font que passer, mais ces images de migrants errant dans la ville diffusées sur les chaînes d'information nous font perdre des touristes", assure ainsi un restaurateur. Plus rien à voir, toutefois, avec la situation des dernières semaines, lorsque les Tunisiens erraient par dizaines toute la journée sur la petite place devant la gare, poussant certains à comparer Vintimille à Sangatte.

Pour ceux dotés du permis de séjour italien, le trajet Vintimille-Nice se fait dans une relative insouciance. Ridha, 30 ans a embarqué dans le train de 16 h 17, avec son camarade Ali. Il guette à peine les entrées, ne cherche pas à se cacher et se montre à peine content lorsqu'on lui annonce qu'il a passé la frontière sans encombre. Eux visent Nice, d'où ils sauteront dans le premier TGV pour Paris, où, assurent-t-ils, les attend un membre de leur famille.

Ridha à droite et son ami Ali, dans le TER pour Nice, mardi 19 avril.Le Monde.fr

Pour y faire quoi ? "N'importe quel travail !" Même des emplois fatigants payés au noir, dit Ridha, pourtant titulaire d'un bac +4. "En Tunisie, j'étais au chômage depuis deux ans, je n'ai rien à perdre." Pensent-ils que la France peut accueillir 20 000 migrants avec près de 10 % de chômage ? "Les 20 000 Tunisiens ne veulent pas tous aller en France. Et il y a 500 000 emplois non pourvus dans votre pays", ont-ils remarqués dans un article du journal gratuit Metro. Quittés mardi 19 avril à Monaco sans encombre, eux ont eu de la chance.

VAGUE D'ARRESTATIONS EN FRANCE

Car le lendemain, mercredi, les autorités françaises ont subitement décidé de mettre le holà. A la gare de Menton, une dizaine de CRS monte dans le train de 11 h 17. Contrôle des papiers manifestement ciblé : on ne demande rien ni aux Blancs ni aux Noirs. Onze Tunisiens – tous titulaires de permis de séjour et de titres de voyage italiens – sont interpellés et conduits dans un petit local. Deux heures plus tard, ils seront emmenés par la police des airs et des frontières. Juste à temps pour que les CRS montent dans le 13 h 17 et arrêtent de nouveau quelques Tunisiens

Combien passent entre les mailles du filet ? Tous les trains entre-temps n'ont subi aucun contrôle. Et même dans ceux qui sont contrôlés, des migrants continuent vers Nice faute de CRS en nombre suffisant. Ayant échappé de peu à l'arrestation, ceux-là prennent à peine le temps de contempler le paysage, pourtant à couper le souffle sur cette portion de chemin de fer. "Pourquoi ont-ils été arrêtés ?". La rumeur veut que la police exige la présentation de 62 euros en liquide pour justifier de ressources suffisantes. "J'ai cent euros, ça suffira ? Combien coûte le billet Nice-Paris ?" Les trois s'y croient déjà.

Pourtant, la nasse va se refermer sur eux. "Trop de reportages ont montré des Tunisiens insouciants aux terrasses des cafés", lâche un policier dans la gare de Nice. Avec lui, une grosse dizaine d'agents de la police des airs et des frontières et de CRS. Ils écument tous les trains pour Paris et Marseille. Les Tunisiens sont arrêtés par groupe de deux ou trois. Un Français d'origine tunisienne, parti chercher son frère à Rome, est même emmené au commissariat pour aide à l'entrée illégale sur le territoire.

PROCÉDURES BÂCLÉES

Tous ont pourtant le permis de séjour délivré par l'Italie. "Jusqu'au lundi 18 avril, on avait pour consigne de les laisser passer. Tout a changé depuis mardi matin", témoigne un policier. Un responsable de la préfecture : "Comme l'autorise la convention de Schengen, nous leur demandons de présenter, en plus du permis de séjour, un billet de retour, et de prouver qu'ils ont des ressources suffisantes – 62 euros par jour – pour les laisser continuer." Sans compte en banque, avec quelques dizaines d'euros dans les poches, la logique est implacable : 100 % d'entre eux sont placés en rétention. Comme le centre de rétention de Nice déborde, ils sont envoyés par cars entiers jusqu'à Marseille et Nîmes, les mains menottées, officiellement "pour des raisons de sécurité".

Des migrants tunisiens, menottés "pour raisons de sécurité", sont emmenés en bus en centre de rétention, mercredi 20 avril.

Des migrants tunisiens, menottés "pour raisons de sécurité", sont emmenés en bus en centre de rétention, mercredi 20 avril.Le Monde.fr

Là les autorités dressent à la hâte des arrêtés de réadmission vers l'Italie. "On est dans une procédure massive au mépris de la loi. Les arrêtés de reconduction sont tous des copies conformes, dressées à la même heure, avec les mêmes cases cochées : manque de ressources et absence de billet retour. Seuls les noms sont modifiés, explique José Lagorce, intervenant de la Cimade au centre de rétention de Nîmes. Comme ces procédures seraient sûrement cassées par le juge des libertés et de la détention, la police fait tout pour les reconduire à la frontière en moins de quarante-huit heures. A Marseille, deux migrants ont ainsi été immédiatement libérés par le juge en raison d'erreurs dans la procédure, assure Hassane Ndaw, intervenant de Forum réfugiés dans le centre de rétention de la ville.

A Nîmes, en revanche, sept migrants ont été raccompagnés jeudi matin", rapporte José Lagorce. Pour l'instant, l'Italie semble en effet accepter de réadmettre ces Tunisiens auxquels elle a distribué des titres de séjour et dont elle semble si pressée de se débarasser à Vintimille.

Cette vague d'arrestation a des conséquences immédiatement visibles : les dizaines de Tunisiens sans le sou et sans famille qui, la veille encore, erraient en gare de de Nice sans savoir où aller ont tous disparu loin des regards et des caméras. Parmi les plus pauvres et les plus isolés, ils sont les rebuts de cette folle épopée tunisienne vers la France. "80 % d'entre eux seront repartis d'ici cet hiver", avait prédit Mohamed en les regardant errer devant la gare de Vintimille.
Jean-Baptiste Chastand
le monde