mercredi 23 mars 2011

Zarzis, près de Djerba, est une plaque tournante de l'immigration illégale vers l'Europe

Zarzis, près de Djerba, est une plaque tournante de l'immigration illégale vers l'Europe. Reportage avec ses passeurs et clandestins.

Un Tunisien, aspirant à immigrer en Europe, marche sur une plage de Zarzis, en Tunisie, le 18 février 2011 (Anis Mili/Reuters).

(De Zarzis) Sur la plage, il m'avait dit « regarde », mais je ne voyais rien. « Regarde encore. » Une baleine ? Mais il n'y a pas de baleines par là. Il regardait loin devant sans rien dire. Je ne sais pas bien à quoi il pensait. Peut-être au bleu de la mer, tout ça.

« On y va. » Il s'est levé. La mer bleue, le sable blanc, il connaît, il ne connaît même que cela. Vingt-deux ans à Zarzis, ça coupe l'envie de passer sa vie sur une plage. C'est Moncef – les prénoms ont été changés – qui le dit. Il dit même qu'on ne compte plus les jeunes qui, comme lui, veulent voir autre chose que ces plages et ces bateaux de pêche.
« Je veux être libre d'aller et venir »

Depuis le 14 janvier, ils sont 5 000, peut-être 7 000 à être partis. Au moins 23 sont morts. Moncef dit que le taux de réussite n'est pas négligeable, que les morts ne sont pas assez nombreux pour le décourager. Il dit puisque les Européens viennent en Tunisie, pourquoi les Tunisiens n'auraient pas le droit eux aussi d'aller là-bas ?

Alors, ils y vont. Ils embarquent sur des bateaux et ils traversent la centaine de kilomètres qui les séparent de l'île italienne de Lampedusa. L'Europe, enfin. Ce continent leur offrira peut-être du travail, de l'argent, cette autre vie que Moncef n'arrive pas bien à s'imaginer mais dont il sait qu'elle sera forcément meilleure.

« Bien sûr, je veux du travail mais je veux aussi être libre d'aller et venir, de voir le monde et la vie ailleurs. »

Zarzis n'est pourtant pas l'une ces villes du sud de la Tunisie à la désolation décourageante, de celles que l'on traverse sans s'y arrêter. Comme ce village à quelques kilomètres de là, les façades des constructions y sont recouvertes de tags laissant croire qu'il s'agit d'un fief révolutionnaire.

Mais ce ne sont que des locations ou des ventes qui semblent un peu vaines tant on se demande qui pourrait avoir un intérêt financier à s'établir ici.
Kemaïs est revenu de France

Zarzis est différente. C'est une grosse ville (140 000 habitants) avec des ports, une zone touristique, quelques usines d'agroalimentaire. On n'y mène pas la vie folle, c'est vrai, mais les habitants y vivent mieux qu'ailleurs, essentiellement du tourisme et de la pêche. « La vie était difficile à Aubervilliers », dit Kemaïs, chauffeur de taxi. Après sept années de clandestinité en France, il s'est résigné à revenir. Il calcule :

« En France, tu gagnes 1 000 ou 1 200 euros par mois. Pour le loyer, tu sors 600 euros. Tu as de quoi manger et envoyer de l'argent à la famille. »

Ça aurait presque pu être une affaire s'il n'y avait eu sa femme et ses enfants restés au pays, l'impossibilité d'aller et venir entre les deux pays, la peur du policier et de l'expulsion. Le plus consternant à ses yeux c'est que les jeunes qui remplissent toutes les nuits les ferrys en partance pour Lampedusa n'ignorent rien de la rudesse de la vie clandestine en Europe.

« Regarde-les, tous. Ils parlent tous du mic-mac des “haragas” [clandestins en arabe, ndlr]. »

Ce n'est pas tout à fait exact. En tout cas, pas ce jour-là. Au café, les regards sont rivés sur Al Jazeera. Seif al-Islam Kadhafi parle de « nettoyer chaque maison » mais Kemaïs insiste, même la presse le dit, il y a autant de passeurs que d'habitants à Zarzis.

La première vague de départs à la fin du mois de janvier a provoqué une grande controverse dans les journaux tunisiens : certains écrivaient que Leïla Trabelsi, l'épouse de l'ex-président tunisien Ben Ali, était derrière cette affaire, peut-être même finançait-elle les passeurs de Zarzis… depuis la Libye. L'opinion jugeait cette hypothèse plausible.

Fin février, les mêmes journaux avançaient une hypothèse moins confuse, appuyée cette fois-ci par le ministère de l'Intérieur : la Garde nationale tunisienne avait un peu délaissé le contrôle aux frontières maritimes pendant la révolution.

La reprise en main a d'ailleurs été brutale : le 11 février, Liberté 302, une frégate de la Garde nationale tunisienne a foncé sur une embarcation. Bilan : 23 morts. Les survivants sont revenus à Zarzis.
1 500 à 2 000 euros la traversée de la Méditerranée

Moncef répète que ces morts ne le décourageront pas de tenter lui aussi la traversée, il dit que le risque zéro ça n'existe pas, un peu comme ce passeur interrogé par un quotidien tunisien expliquait qu'en cas de panne, les clandestins pouvaient nager, alors que, dans un avion, ils seraient déchiquetés.

Dans les sardiniers en bois vendus par des pêcheurs – ensuite, ils les déclarent volés – on entasse parfois jusqu'à cent personnes par embarcation. La plupart des bateaux sont usés. Les autres sont carrément trop vieux. Chacun a payé autour de 1 500 euros pour pouvoir partir – une somme qu'on rassemble en vendant un scooter, des meubles, des bijoux, parfois tout cela à la fois.

Tous les aspirants au départ ne viennent pas de Zarzis. Pour beaucoup, le voyage a commencé au départ de Tatatouine, Gabès ou Matmata. Kemaïs dit que là-bas, les gens vivent comme des bêtes. Il dit « comme des bêtes » en français pour bien souligner que la vie y est rude. Lui n'envisage pas de partir. Il explique :

« Tout le monde est dans le business du haraga ici. Il faut des propriétaires de bateaux, des mécaniciens, des pilotes, des hôtels. »

L'hôtellerie à destination de ceux qui partent consiste en des squats dans des maisons vides, voire à la construction inachevée, dans l'arrière-pays. Ils restent là jusqu'au départ dont ils ignorent la date. Ça dépend de la météo et de la police.

Des Tunisiens sur une plage de Zarzis, en Tunisie, le 18 février 2011 (Anis Mili/Reuters).
« La malédiction d'être né ici »

On parle d'un bateau qui part dimanche pour l'Italie. Il transportera 65 personnes. Sur ce « contrat », Malek doit récupérer 500 euros. Il ne se sent pas responsable, c'est entre les mains de Dieu. Lui n'envisage pas de partir. Il dit « myself for my country » comme si son job était celui d'un grand serviteur de l'Etat.

A l'entendre, les passeurs de Zarzis ne font que remédier à cette anomalie qui consiste à refuser des visas pour l'Europe aux plus pauvres des Tunisiens. A réparer une injustice, en somme. Moncef abonde dans son sens :

« Quand tu pars là-bas, tu reviens avec une belle voiture et une belle petite dame. Si tu as des enfants, ils sont automatiquement français. Ils n'ont pas pas cette malédiction, être nés ici. »

Kemaïs, celui qui vivait en France, arrange son bonnet. Il est mal rasé et n'arrête pas de fumer. Des trois, il est le plus âgé. Assez beau. Il interrompt Moncef, son discours sur la France – ils rêvent tous davantage de France que d'Italie – l'agace :

« Mais c'est la misère pour nous avec Sarkozy, tu es au courant ? Les jeunes ici, ils veulent partir parce que même après leurs études, ils ne trouvent pas de travail, c'est ça le bordel. Mais là-bas, ils ne trouveront pas mieux. »

Les petites dames de 65 ans

Il s'énerve complètement au sujet des petites dames :

« Moi, je n'ai jamais fait ça mais ils se marient tous avec des gazelles de 65 ans. Elles viennent chercher des garçons ici alors les jeunes, ils vivent avec des gazelles de l'âge de leur mère. C'est ça le bordel. »

Sur les filles, Kemaïs est intarissable. Celles qui partent clandestinement en Europe, des putes.

« Excusez-moi pour ce mot mais elles vivent chez n'importe qui en Europe. Ce ne sont pas des filles propres. »

Une fille propre, c'en est une qui n'en fait pas trop, une discrète. Comme sa femme et ses copines.

Il montre des photos de ses petites amies françaises, rencontrées à Zarzis. « Elles donnent des petits sous, disent “je t'aime, mon amour”. Moi, j'aime les belles filles, pas les vieilles de 65 ans. Je leur dis aussi “je t'aime, mon amour” parce que quoi ? Je ne vais pas leur dire “je ne t'aime pas” ». Sur son portable, la photo d'une blonde. Elle pose devant un panneau signalant « Le Caire - Tripoli », devant lequel des centaines de routards ont sans doute aussi pris la pause.

« C'est vrai, j'aime ça, avoir mes petites amies mais pas pour le mariage. J'ai déjà une femme. Ça, je leur dis dès le départ. »

Il s'adresse à nouveau à Moncef :

« Vous vendez tout pour partir. Vous partez tous. Le bled se vide ! Mon salaire a baissé, j'ai moins de clients. Pour travailler à la journée, les ouvriers demandent plus parce qu'il n'y a plus de main d'œuvre. C'est ça le bordel ! »

Photos : un Tunisien, aspirant à immigrer en Europe, marche sur une plage de Zarzis, en Tunisie, le 18 février 2011 (Anis Mili/Reuters) ; des Tunisiens sur une plage de Zarzis, en Tunisie, le 18 février 2011 (Anis Mili/Reuters).
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