vendredi 25 mars 2011

Tunisie : génération révolution !

Tunisie : génération révolution !

Le départ de Ben Ali et la fin de la dictature est d'abord le triomphe de toute une jeunesse. De notre envoyé spécial à Tunis.


Peut être le moment ne sera-t-il pas inscrit dans les livres d'histoire. Pourtant, ce qui s'est passé le premier vendredi de mars, à la Kasbah de Tunis, la belle place blanche enserrée de ministères qui surplombe la vieille ville, a marqué un vrai tournant dans le cours de la Révolution de Jasmin. Dans la joie et sous la pluie - signe de prospérité dans un pays qui en voit trop peu- dans des transports d'émotion, pleurs, chants, youyous, on a démonté les tentes, pliés les calicots et on est remonté dans les cars pour repartir dans sa fac, sa ville ou son village : les organisateurs avaient décrété la levée du « sit in » qui n'avait pratiquement pas cessé ici, depuis les événements de janvier. Officiellement, cette fin de mouvement marquait une victoire. Les centaines de jeunes qui campaient depuis des jours sous l'œil débonnaire de quelques militaires assoupis sous leur char étaient venus avec des demandes précises – en gros la mise à l'écart des politiciens trop compromis avec la dictature et un certain calendrier électoral

La démission, le week-end précédent, après des manifestations de masse et une répression violente, d'un premier ministre qui avait trop servi Ben Ali (Mohammed Ghannouchi) ; puis le discours du président de la République, la veille au soir, promettant l'élection en juillet d'une « assemblée constituante » l'avaient montré : toutes ces revendications avaient abouti.

Seulement, chacun a bien senti qu'il se jouait autre chose derrière cette apparente fin en triomphe. La Kasbah, avec ses airs de Woodstock 2011 en version arabe, avec ses guitares, ses chansons, ses tentes de fortune, ses filles voilées rigolant avec ses néo-gauchos, ses provinciaux et ses tunisois, ses posters de Che Guevara collés à côté du drapeau national et ces badauds venant en famille goûter le bonheur inouï de pouvoir enfin parler librement de l'avenir d'un pays libre, c'était aussi d'une certaine manière, la Révolution acte I : c'est à dire l'union, dans un joyeux chahut, de l'étudiant de la capitale et du chômeur de Kasserine, le mariage de toute une jeunesse, la génération facebook et la génération Bouazizi (1). Les tentes pliées, et la marche électorale commencée, la Tunisie passe à l'acte II, celui que les politologues appelleront la « transition démocratique ». Nul doute qu'il soit nécessaire. Nul doute qu'avec ses effets de tribune, ses constitutions de partis et ses manœuvres politiciennes, il se jouera autrement. Quel rôle y prendront donc ces jeunes qui furent les héros de l'acte I ? C'est toute la question.

A gros traits, on dira qu'il existe déjà, pour attirer à eux les uns et les autres, au moins deux grands pôles prêts à agir. Le premier, ce sont les islamistes, et surtout le grand parti qui les représente ici, Ennahdha (la renaissance), dont Rachid Ghannouchi, le vieux leader, vient de rentrer triomphalement de 20 ans d'exil, auréolé de ce cadeau inestimable que Ben Ali et l'imbécillité de ses alliés occidentaux lui ont donné : la gloire du persécuté. Il ne faut jamais oublier ce fait indiscutable. En Tunisie, un nombre énorme de citoyens a une sainte horreur des islamistes et de ce qu'ils représentent. Nul n'a oublié à quels délires a pu conduire la lutte contre eux, dans une dictature où le simple fait de porter le voile, la barbe ou de faire sa prière pouvait valoir les pires ennuis. Quand on rencontre Hichem, un des leaders « jeunes » de Ennahdha, la première chose qu'il nous raconte, les larmes dans les yeux, ce sont ces années de lutte ; ce camarade torturé par les flics il n'y a pas six mois ; ce père, emprisonné pendant 17 ans, qu'il n'a presque jamais vu qu'à travers un parloir. De ces combats, nous affirme-t-il, il a gardé un principe : « la première chose qui compte pour nous, c'est la liberté. D'ailleurs, le Prophète ne dit pas autre chose » Et tout en parlant, il sort son téléphone portable pour y chercher dans l'appli « coran » les versets qui le prouvent. Hichem, est un jeune étudiant moderne, chaleureux, sympathique, à l'image même que cherche à donner pour l'instant un mouvement qui, officiellement, regarde plus vers le très modéré parti AKP de Turquie que vers l'Iran d'Ahmaninejab. Est-ce une façade ? Est-ce un discours mensonger fait pour endormir la méfiance du peuple avant de chercher à rafler le pouvoir ?

Notre second pôle le craint. Eux, pour l'instant, ne sont pas rassemblés dans un parti structuré, mais rassemblés par des valeurs, la laïcité, l'égalité de la femme, le combat pour les droits de l'homme. De ce côté là non plus, il ne manque pas de gens qui ont résisté à la tyrannie avec un courage magnifique, des militants historiques ou des jeunes, comme Sofiane Chourabi, un des célèbres bloggeurs qui, depuis dix ans, s'est toujours montré prêt à tous les risques pour poster sur la toile telle ou telle vidéo montrant la vérité de la dictature. D'ailleurs, le virus ne l'a pas quitté. Il arrive à notre rendez vous avec un œil au beurre noir, souvenir cuisant d'un récent tabassage par la police, qui voulait l'empêcher de filmer, lors de la répression qui a suivi les manifs du samedi d'avant. Tout de même, ajoute-t-il en riant, les choses ont un peu changé : cette fois il a pu porter plainte, et le porte parole du ministère lui a téléphoné personnellement pour s'excuser. Lui, comme nombre de ses amis, rêve d'une Tunisie à la démocratie exemplaire, pluraliste, où la religion serait respectée, mais cantonnée à la sphère privée. Et pour commencer le travail, il vient de lancer avec d'autres une association qui va bientôt organiser dans les facs, les lycées des ateliers tentant d'apprendre à la jeunesse les bases de la vie politique.

Il y a de quoi faire, de ce côté-là, on part de zéro. C'est le point paradoxal de cette histoire. Toute cette jeunesse, en allant affronter dans la rue les matraques d'un régime policier, a montré qu'elle était capable de faire de la politique dans son sens le plus noble. Après des années où on n'a gavé le pays que de mensonges ou de football, elle n'a aucune idée de la façon dont on peut la faire dans sa pratique la plus quotidienne. « Pour qui aller vous voter ? » demande-t-on à tous ceux et celles qu'on rencontre, les étudiants de la fac, les chômeurs d'une lointaine banlieue. Et tous de répondre, avec une franchise désarmante : « comment voulez vous qu'on sache, on ne sait même pas qui se présente ?». Ils ont pour eux une base solide : cette liberté chèrement acquise, qu'ils ne voudraient voir volée par personne. Ils ont des désirs clairs : un métier, une économie qui fonctionne, la fin du chômage. Mais aucune idée sur ceux qui pourraient les aider à les accomplir.

Source : « Le Nouvel Observateur » Le 24-03-2011