lundi 28 mars 2011

ingérence humanitaire

En deux temps, trois mouvements, les démocraties occidentales auront réussi l'impossible : requinquer le colonel Kadhafi, et le rendre relativement sympathique. Assailli par les missiles de l'armada occidentale venue en découdre avec lui, cet autocrate qui s'était endormi la veille dans la peau d'un bourreau se sera réveillé, au son des déflagrations, dans la peau d'une victime.

D'agresseur, il devenait agressé, rôle qu'il affectionne particulièrement. Rappelez-vous, au printemps de 1986, lorsque les Etats-Unis s'étaient attaqués à lui suite à l'attentat de Berlin qui avait fait de nombreux morts parmi les soldats américains, la parfaite mise en scène qu'il avait organisée, notamment autour de la petite Hanna, sa « fille adoptive tombée sous les coups meurtriers des impérialistes et des croisés ».

Il y aurait beaucoup à dire sur cette capacité incommensurable que nous avons tous, à passer allègrement du rôle de la victime à celui du bourreau, et inversement. Là n'est cependant pas mon propos.
Les coalisés co-responsables des malheurs des Libyens

Pour l'instant, je me contenterai de constater que l'intervention de la coalition militaire occidentale en Libye aura eu pour premier effet de faire porter aux forces coalisées une partie au moins de la responsabilité dans les malheurs qui s'abattent sur le peuple libyen, laquelle responsabilité avait jusque-là été entièrement imputée à Kadhafi. Désormais, qu'on le veuille ou non, les torts sont partagés.

Plus encore, en assaillant Kadhafi, les Occidentaux lui auront donné l'occasion de redorer son blason ô combien terni en allant puiser aux sources de son passé une nouvelle couche de vernis.

Rappelons que ces dernières années ce « lion du désert » qui avait jadis fait trembler le monde entier par sa verve révolutionnaire et ses attentats spectaculaires aura, tour à tour :

trahi tous ses amis anarchistes et indépendantistes d'Europe et d'Asie,
pris part de manière zélée à la guerre déclarée à l'islamisme par « l'Occident croisé »,
envoyé son fils et successeur désigné parlementer en secret avec « l'ennemi sioniste »,
détruit ses stocks d'armes chimiques,
démantelé son programme nucléaire embryonnaire,
reconnu sa responsabilité dans les attentats de l'UTA et de Lockerbie,
indemnisé très généreusement les familles des victimes de ce dernier attentat (et moins généreusement celles de l'UTA),
payé d'énormes compensations financières aux familles des victimes de l'IRA,
accordé aux compagnies pétrolières anglo-américaines des conditions préférentielles,
alimenté la caisse noire de certains politiciens français et italiens
fait tout pour montrer aux gouvernements occidentaux qu'il était désormais un fidèle allié sur lequel on pouvait compter.

Le rêve dynastique de Kadhafi

Et tout cela Kadhafi le fit parce qu'il voulait asseoir et pérenniser de son vivant, par une alliance passée avec les maîtres occidentaux du moment, le pouvoir de son fils et dauphin. Car aux rêves fous d'unité arabe et africaine, de république populaire, et de troisième voie « verte », qui l'avaient habité, avait fini par succéder chez lui un banal rêve dynastique.

Mais en retournant sa veste pour se perpétuer génétiquement faute d'avoir pu le faire historiquement, Kadhafi aura aussi froissé les susceptibilités de son peuple.

Ne profitant ni de la politique d'ouverture économique du régime ni des dividendes des forages effectués dans le pays par les pétroliers étrangers, les Libyens demeuraient dans l'ensemble méfiants à l'égard des intentions de l'Occident.

Et même s'ils aspiraient à cette démocratie dont les gouvernements occidentaux ont fait leur cheval de bataille, leur conception de la démocratie s'apparentait moins à la démocratie élective qui a les faveurs des élites occidentales, qu'à celle, participative (voire collective), qui s'exprime à travers les diverses expériences en cours sur les places publiques du monde arabe (notons à ce propos que dans la langue arabe, le mot « avorton » [su lûq] désigne d'abord celui qui a été exclu de son groupe, clan ou tribu).

Or, en faisant volte-face pour prendre le vent d'ouest en poupe, Kadhafi sera allé à l'encontre des idées (et préjugés) de son peuple. Et il aura de ce fait ébranlé l'hégémonie culturelle qu'il avait jusque-là exercée sur la société et qui lui avait permis de se maintenir au pouvoir sans avoir à recourir trop systématiquement ou trop maladroitement à la violence armée.
Le roi est nu

Pourtant, de l'érosion de sa capacité de persuasion, le leader libyen, enfermé qu'il était dans sa tour d'ivoire, n'était semble-t-il nullement conscient. Preuve en est que pour tenter de calmer les esprits qui s'échauffaient, il mit d'abord en avant son fils et successeur désigné, lequel servit au peuple en colère un discours ubuesque, étrange mélange entre un dialogue du « Parrain » et un cours en management dispensé par quelque expert du MIT ou de l'Insead qui ne fit qu'envenimer les choses et contraignit le colonel à monter aux créneaux.

Lorsqu'il le fit, ce dernier prit d'ailleurs son fils à contre-pied. Dans un discours délirant devant ses partisans rassemblés à Tripoli autour d'une statue d'un goût douteux montrant un énorme poing libyen écrasant un chasseur-bombardier américain, il choisit de mettre en avant son parcours de leader nationaliste et révolutionnaire, allant jusqu'à se comparer à Omar Al-Mokhtar, héros et martyr de la guerre d'Indépendance. Mais il était déjà trop tard. Le roi était nu.

Le charme n'opérant plus, et la rébellion faisant tâche d'huile, le colonel se vit alors contraint de pallier à l'effondrement de son hégémonie culturelle par un usage immodéré de son arsenal militaire.

Nul doute, d'ailleurs, que si l'Occident n'était pas intervenu contre lui, il aurait réussi à mater la rébellion. Mais nul doute aussi que sa victoire sanglante sur les rebelles, et la répression brutale de la population, qui s'en serait suivie, auraient achevé de le discréditer : tôt ou tard un nouveau groupe d'officiers libres serait apparu qui aurait mis fin à son rêve dynastique de la même manière qu'il avait mis fin, lui, à celui des Sénoussis.

Mais voilà, les pays occidentaux sont intervenus militairement contre Kadhafi, justifiant ainsi a posteriori son discours mensonger et le confortant dans cette généalogie nationaliste et ce pedigree révolutionnaire qu'il avait jetés par-dessus bord du temps où il les courtisait, et qu'il s'était empressé de repêcher après qu'ils l'aient lâché.
« A vous le territoire, mais à moi l'Histoire ! »

Ainsi recentré sur son rôle historique premier, Kadhafi peut à présent, sans regret, envisager de perdre la partie. Il le peut car il a assuré sa sortie : son régime peut bien être dans l'impasse, ses heures peuvent même être comptées, mais son personnage, lui, devrait sortir grandi de cette guerre que l'Occident lui a déclarée. « A vous le territoire » hurle-t-il à présent à la face de ses ennemis, « mais à moi l'Histoire ! »

Inversement, l'intervention militaire occidentale aura infantilisé la rébellion libyenne et miné la légitimité de l'opposition au régime de Kadhafi.

Au vu de quoi on serait en droit de s'interroger sur l'opportunité qu'il y avait à se substituer ainsi à une résistance pour faire sa guerre et sa révolution à sa place.

Car c'est bien ce que font les pays occidentaux. S'ils n'avaient eu aucune arrière-pensée ils auraient pu se contenter d'armer la rébellion en sous-main, de lui fournir des renseignements et des moyens, de l'encadrer même, laissant ainsi au peuple libyen le soin d'assumer ses responsabilités et de forger son destin.
Un futur Etat-client

Qu'est-ce, en effet, qu'une victoire qu'une rébellion devrait à l'étranger, sinon une imposture ? Qu'est-ce qu'une révolution qui ne se serait pas imposée d'elle-même, sinon une parodie ? Et qu'est-ce qu'un pays qui aurait été libéré par autrui, sinon un futur Etat-client ? Car c'est bien cela, qui attend les Libyens.

Pour justifier leur décision d'intervenir militairement en Libye les dirigeants occidentaux ont certes évoqué le droit d'ingérence humanitaire, arguant qu'il leur fallait à tout prix arrêter le massacre de civils innocents.

Sans même s'appesantir sur le fait que les mêmes pays qui interviennent aujourd'hui en Libye pour sauver des vies innocentes font quotidiennement des victimes innocentes en dommages collatéraux en Afghanistan, on fera remarquer que ce droit d'ingérence humanitaire que les dirigeants occidentaux se sont arrogés n'est conditionné par aucun devoir.

Et pourquoi cela ? Sans doute parce que, contrairement au droit, le devoir d'ingérence humanitaire ne saurait être sélectif, ni dicté par les calculs électoraux et les antipathies de tel ou tel dirigeant, ou par les intérêts de tel ou tel pays.

Débarrassés qu'ils sont cependant de tout devoir d'ingérence humanitaire, les chantres occidentaux du droit d'ingérence humanitaire peuvent, à souhait, choisir d'intervenir dans tel pays plutôt que dans tel autre, au gré de leurs intérêts et de leurs lubies.

Sinon, comment expliquer qu'ils interviennent en Libye et non au Tibet, ou au Turkestan oriental, ou à Gaza, ou au Liban, ou en Iran, ou à Bahreïn, ou au Yémen, ou en Syrie et partout ailleurs où des civils désarmés se font massacrer, où des enfants se font abuser et exploiter, et où des êtres humains meurent quotidiennement de faim ?

La liberté, écrivait Montesquieu, ne consiste point à faire ce que l'on voudrait, mais à pouvoir faire ce que l'on devrait vouloir. Cette petite nuance, qui définit si bien la vraie démocratie tout en la distinguant de la démagogie, les dirigeants occidentaux auront bien sûr choisi de l'ignorer. De l'enterrer, même. Et quel meilleur endroit, pour cela, que l'immense désert de Libye.
rue89